Jo Nesbø est-il néo-réactionnaire ?

Dans le dernier roman de Jo Nesbø, les pères sont de retour, et pas pour confectionner des cup-cakes pendant leurs RTT.

Jo Nesbø, © Niklas R. Lello

Jo Nesbø, © Niklas R. Lello

 

Valeur sûre du polar norvégien, Jo Nesbø ne décevra pas les inconditionnels du genre.

Dans son dernier livre, Le fils, (Sønnen), un détenu ravagé par le suicide de son père adopte une attitude oblative, christique, et se laisse accuser de crimes qu’il n’a pas commis. Quand il apprend qu’en fait son père ne s’est pas suicidé mais a bien été assassiné, une brusque métamorphose transforme cet agneau de dieu en lion vengeur qui s’évade d’abord d’une prison de haute-sécurité, puis dézingue à tout-va dans un Oslo que, modeste visiteur, nous avions cru si paisible.

Comme souvent avec Jo Nesbø, tout y est : les drogués, les politiciens corrompus, les filles de l’Est, les fantômes de l’occupation, les innombrables modalités du meurtre (ah, la scène où une petite frappe se réveille dans un congélateur et découvre à la lumière de son téléphone portable la gueule menaçante… d’une morue congelée !), l’amour, l’amour toujours, l’humour pince-sans-rire, mais aussi la précision géographique des rues d’Oslo et ces mille effets de réalité, fruits d’un solide travail documentaire (sur la prison notamment), qui donnent à ce récit rocambolesque sa vraisemblance et sa crédibilité romanesques.

Tout y est, peut-être trop, mais c’est ainsi, de livres en livres, Nesbø fait du Nesbø, avec la tranquille assurance de qui maîtrise ses effets et connaît sa puissance narrative. Et il en use, un demi-sourire en coin, et cette froide détermination dans le regard qui en ferait un beau personnage de polar. « Je sais que tu aimes ça », semble nous glisser à l’oreille le beau nordique, avant d’accélérer le rythme au fil des pages. On voudrait pouvoir protester, refuser, se débattre et finir, malgré soi, par se laisser emporter par ce maître de nos nuits blanches, selon l’expression des publicités pour thrillers. Mais nous avons un peu de mal – question de tempérament – avec ces livres peut-être trop relus, trop ficelés, trop parfaits.

Heureusement, Jo Nesbø fait encore mieux les choses. Pour ceux qui ne succomberaient pas au rythme endiablé du récit et pour ceux qui refuseraient également de commenter, admiratifs, la virtuosité incontestable de l’auteur, il y a un menu de substitution, à savoir un thème, fort réfléchi, comme arrière-plan de l’intrigue.

Dans Police, c’était la traçabilité informatique (nous en avions parlé en mai 2014). Dans Sønnen, Jo Nesbø aborde le thème de la filiation, et pas n’importe laquelle : la filiation père-fils. Le masculin, tel qu’il se transmet.

Comme nous l’évoquions ici et , la Norvège s’est engagée avec une détermination et une constante toute scandinaves dans le féminisme et la dégenrisation de la société. La frontalité avec laquelle Jo Nesbø lance aux papapoussettes deux ou trois règles anthropologiques réjouira tous ceux qui avaient fini par trouver suspecte et dangereuse l’entreprise de dévirilisation de la famille et de la société. De l’évolution culturelle à l’entreprise idéologique, puis de celle-ci au délire collectif, il n’y a souvent que quelques pas que des peuples trop sûrs d’eux peuvent un peu vite franchir. « Arrière-toute ! », nous dit Jo Nesbø dans Le fils.

Ainsi, quand Sonny (le bien nommé) évoque son enfance et son père Ab (également bien nommé), il lui revient le souvenir d’une imprudence faite à ski, en cachette de ses parents, et la rudesse ambiguë de son paternel qui sanctionne la témérité du gamin, tout en étant secrètement fier d’avoir un garçon de cette trempe.

Ou encore, quelque minutes avant de perdre son pucelage, le jeune-homme poursuit avec son amante le dialogue suivant :

« Ton père fait très autoritaire sur les photos.

Il l’était.

En bien* ?

(…)

Oui, en bien. Il veillait sur moi. (…) Il fallait* veiller sur moi. »

Il y a encore quelques années, à l’heure de gloire des pappapermisjon, pareil dialogue était inimaginable dans un roman destiné au grand public. Mais il est possible que Jo Nesbø se soumette trop aux règles de la littérature de genre pour avoir, en plus, à illustrer la théorie du genre. La contrainte artistique donne quelques libertés de propos. Dans Le fils, le couple enfant-roi / reine-mère n’a qu’à bien se tenir : le père est de retour, et pas seulement pour confectionner des cup-cakes pendant ses RTT.

Ceci aurait sans doute suffit à notre bonheur d’observateur des sociétés scandinaves, mais l’ami Nesbø a l’excellente idée d’enfoncer un peu le clou néo-réac en prêtant à l’un de ses personnages féminins une maladie fort peu politiquement correcte (à tel point que, consciente de sa déviance, elle consulte un psy à ce sujet).

Martha, travailleur social dans un foyer d’aide aux drogués, souffre en effet de « fatigue empathique ». Oui, elle n’y arrive plus. Donner sans recevoir, passe encore. D’une certaine manière, elle est payée pour ça. Mais donner sans être un minimum respectée, elle ne peut plus. Alors, un jour, elle pique une colère :

« [Martha] lui avait dit de foutre le camp s’il n’aimait pas la taille de la seringue jetable qu’on lui donnait pour qu’il puisse aller dans sa chambre que la caisse d’assurance maladie payait six mille [couronnes] par mois pour se shooter avec la came qu’il finançait grâce à des vélos volés dans le quartier. »

Avec un rien de réalisme cruel, Jo Nesbø ajoute que le drogué « avait porté plainte en joignant quatre pages sur l’histoire de sa souffrance et elle avait dû lui présenter ses excuses. »

Last but not least, Nesbø prête à Louis, un personnage de mendiant, la réflexion suivante :

« [La mendicité] avait été une activité, somme toute, assez lucrative jusqu’à ce que les Tziganes débarquent de Roumanie, voilà quelques années. Toujours plus nombreux. Maintenant, il y en avait partout. On aurait dit un essaim de sauterelles* qui se serait abattu sur la capitale.(…) Les mendiants norvégiens – à l’instar des armateurs norvégiens – méritaient une certaine protection de la part de l’état contre la concurrence étrangère. »

Certes, il s’agit-là des réactions des personnages du roman et elles n’engagent pas l’auteur – mais le lecteur aura bien le droit de savourer ces passages comme autant de saines irruptions d’un bon sens enfin dégrisé des fameuses idées chrétiennes devenues folles.

Et nous, avouons-le, on aime bien la surprise de ce livre : un Jo Nesbø moins Joseph – naïf, pétris de bons sentiments – et un peu plus en « GI-Joe » dézingueur du politiquement correct.

 

* : c’est nous qui soulignons

Le Fils, de Jo Nesbø, traduction d’Hélène Hervieu, éditions Gallimard, série noire, 21 euros.

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