La Petite Sirène, seule d’un côté de la rive

Stockholm et son syndrome sont-ils nécessairement notre destin ?

Il y a des gens avec qui on a pas toujours été d’accord, loin de là, mais qu’on aime bien, et dont on voudrait que jamais ils ne nous fissent ressentir du chagrin et de la pitié. Philippe Lançon, à qui je dois d’avoir lu quelques bons livres, en fait partie. Philippe Lançon qui a survécu à l’attaque contre Charlie Hebdo, et qui, sans doute, en souffre encore dans sa chair et son âme. Pour rien au monde, on ne voudrait l’accabler… Mais voilà, invité par Alain Finkielkraut, qui, ce jour-là  plus qu’aucun autre, déploya des trésors de bienveillance, de tact et de retenue, le critique littéraire déclara publiquement au sujet de l’attentat du 7 janvier : « Qu’est-ce qu’on a fait pour en arriver là ? Qu’est-ce qui n’a pas marché dans notre contrat social (…) pour que des enfants français en arrivent à entrer dans de tels délires ? » (France Culture, émission Répliques du 12 septembre 2015, 17’)

Enfants, les frère Kouachi ? Un délire, la mise à mort de toute une rédaction (comme le firent les nazis à Vienne en 1938) ? Et ce serait nous qui aurions fait quelque chose ? J’ai tremblé en entendant cela. Et j’ai pensé au fameux syndrome de Stockholm.

Bien sûr, c’est un abus de langage. Prolongement des travaux de Sandor Ferencsy et d’Anna Freud sur l’identification à l’agresseur, le syndrome de Stockholm (en référence à une jeune Suédoise qui avait pris fait et cause pour l’homme qui l’avait prise en otage) correspond à des situations précises auxquelles l’attentat contre Charlie ne correspond pas pleinement. Mais l’expression est passée dans le vocabulaire courant, et le débat sur la dimension réflexe du phénomène déborde largement la seule question «psy». Stockholm et son syndrome sont-ils nécessairement notre destin ?

L’attitude de Lars Hedegaard, historien, écrivain et polémiste islamo-critique qui publie au Danemark un nouveau livre Attentatet (« L’attentat » éditions People’s book, non traduit en français) – un livre mordant, droit, drôle, et qui précisément ne cède pas à la tentation de l’identification à l’agresseur – ainsi que la réception de ce livre par ses anciens contradicteurs prouveraient plutôt le contraire.

Mais avant d’aller plus loin, revenons sur le parcours de Lars Hedegaard.

Après le 11 septembre 2001, puis après l’affaire des caricatures publiées par le Jyllands Posten, l’historien marxiste Lars Hedegård s’est engagé dans une critique frontale de l’Islam radical, notamment dans la chronique qu’il tenait dans le quotidien conservateur Berlingske Tidende, ou à travers la publication de livres, tel le retentissant I krigens hus, Islams kolonisering af vesten (2006, éditions Hovedland, on pourrait traduire le titre ainsi : « Notre maison en feu, la colonisation par l’Islam de l’Occident »).

Les prises de positions radicales et parfois provocatrices de Lars Hedegård lui ont assuré de solides inimitiés et quelques déboires. Il est notamment devenu la bête noire du quotidien de gauche Politiken, son rédacteur en chef, Tøger Seindenfaden, assurant entre autres qu’il se « servait de l’affaire des caricatures pour étaler sa paranoïa et sa vision haineuse du monde. » Quant l’affirmation d’Herdegård selon laquelle « l’Islam moderne était une idéologie dans la droite ligne du communisme et du nazisme » ainsi que quelques autres amabilités du même tonneau, elles lui ont valu une plainte au pénal (il fut relaxé en première instance, condamné en appel, et innocenté à l’unanimité par la Cour Suprême). Mais il fut surtout, après quelques vains rappels à l’ordre, viré du Berlingske en novembre 2008, la droite modérée préférant les gens polis et sans histoires. La fatwa progressiste des médias de gauche fut exécutée par le grand quotidien conservateur, dans un intéressant phénomène de capillarité des interdits qui n’est pas l’apanage de la Scandinavie.

L’affaire ne s’arrête pas là, puisqu’une autre fatwa, celle-là littérale et expéditive, avait été émise par les milieux de l’Islam radical.

Le 5 février 2013, un faux postier sonne donc à la porte d’Hedegård et sous prétexte de livrer un colis, tire une première fois, puis tente de tirer une seconde fois, visant la tête de l’écrivain. Par chance, le 7,65 s’enraye et le terroriste s’enfuit. A pied. Rappelons tout de même qu’Hedegaard faisait partie des cinq personnes les plus menacées du royaume… et que l’attentat a eu lieu en plein Copenhague.

La police disposait de peu d’indices (une douille) et d’un signalement vague (un jeune homme d’origine étrangère parlant danois sans accent), et ce n’est que grâce à un impressionnant travail de limier qu’elle parvient à identifier l’agresseur, plus de six mois après les faits. Le suspect est ensuite repéré en avril 2014 à l’aéroport d’Istanbul, appréhendé par la police turque, et incarcéré en attente d’extradition (de parents étrangers, l’homme est un citoyen danois).

Entre temps, le personnel du consulat turc de Mossoul est pris en otage par l’Etat Islamique, et le probable auteur de l’attentat contre Hedegård sera remis en liberté, sans doute dans le cadre d’un accord entre l’E.I et la République turque. Le gouvernement danois de l’époque (socialiste) aurait mollement signifié aux Turcs son désaccord. Quant à l’auteur présumé des faits, selon la presse danoise, il serait aujourd’hui en Syrie, libre, et sans doute pas du côté des Russes.

Parmi les réactions à l’attentat du 5 février 2013, notons que le célèbre blog suédois zaramis.se, dit de cette tentative d’assassinat que c’était un « un acte idiot », que le groupe danois ProjektAntifa y vit « un cadeau fait à la droite » et la très humaniste Rune Engelbreth affirma que « ce n’était là ni une attaque contre la démocratie, ni contre le Danemark ». Qu’était-ce donc alors ?

Une telle succession d’événements et de malveillances aurait pu déclencher chez Hedegård au minimum un certain abattement, voire une spectaculaire conversion à la politique d’apaisement et de compréhension, tellement en vogue dans notre belle Europe. Il n’en est rien, et de l’avis de tous, jamais l’auteur d’Islams kolonisering af vesten et du récent Attentatet n’aura été aussi en verve. Il ne suffit pas de croiser la mort de très près pour abdiquer ses convictions, son talent et son intelligence.

Le plus intéressant dans cette affaire, c’est l’accueil quasi-unanime reçu par le livre, et surtout celui du Berlingske qui avait mis le trop fougueux polémiste à la porte cinq ans plus tôt.

Lisez plutôt : «(…) un courage absolument décisif pour la survie d’une Europe libre. (…) Les idées de Lars Hedegård ont failli lui coûter la vie. Les âmes faibles se sont tues (…) Lui préfère mourir que se taire. Du fond du cœur, merci ! »

C’est signé Kathrine Lilleør dans le Berlingske Tidende du 8 octobre 2015 et c’est un peu comme si Céline Pigalle, ex-patronne d’I-télé, préfaçait le prochain livre d’Eric Zemmour.

Y aurait-il donc, à l’opposé du syndrome de Stockholm, un syndrome de Copenhague, une identification à l’agressé et non à l’agresseur, et un courage qui de proche en proche gagne les âmes danoises? Seule sur son rocher des rives de l’Øresund, la Petite Sirène semble désormais refuser le chant des sirènes d’en face. Vous savez maintenant de quel côté de la rive passer les fêtes de fin d’année. Vous y serez, précisément, un peu moins seuls.

3 comments for “La Petite Sirène, seule d’un côté de la rive

  1. Candide
    29 octobre 2015 at 19 h 30 min

    Identification à l’agresseur, identification à l’agressé (saine comme pour votre auteur, ou équivoque comme dans la mascarade “Je suis Charlie”?).
    On sait aujourd’hui que, en la matière, tout (et son contraire) est possible, car ce n’est pas la raison qui est à la base de l’identification; ce n’est peut-être même pas l’affect stricto sensu, mais quelque processus physique plus primaire, mécanique, et dont le sens est aléatoire -et donc susceptible de manipulation comme on l’a vu avec “je suis Charlie”.
    Inquiétante perspective? comment faire autrement? Je l’ignore, hélas!

  2. admin
    29 octobre 2015 at 22 h 30 min

    Ce que je crains le plus, c’est la lâcheté déguisée en grandeur d’âme (chercher à comprendre… alors que les gens ont tout simplement peur). Et là, je ne suis pas certain que la France soit à l’abri…

  3. Candide
    30 octobre 2015 at 8 h 59 min

    P. Messmer écrivait à la fin de sa vie: “si les Français décidaient un jour de se suicider collectivement, il serait très difficile de les en empêcher”.
    Il disait cependant garder espoir, par principe. Je dirais plutôt: par tempérament. Lequel s’amenuise avec l’âge. Mais il n’y a pas d’âge pour être con. “Le temps ne fait rien à l’affaire…”, comme chantait le poète.

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