Monica Kristensen a su faire d’une immensité glacée battue par tous les vents, le Svalbard, un huis-clos paradoxal et criminel. C’est là son incontestable réussite, et son dernier roman paru en France aux éditions Gaïa, Vodka, pirojkis et caviar, ravira au moins autant les amateurs d’intrigues policières que les curieux et les rêveurs, amateurs du Grand Nord. Comme toujours avec Monica Kristensen, l’énigme est bien ficelée, construite avec méthode, délivrée au lecteur avec une intelligence narrative jamais démentie. On ne s’ennuie pas.
Sans doute regrettera-t-on que l’auteur, qui fut autrefois glaciologue, ne s’autorise pas à donner plus de chaleur, de chair et d’âme à ses personnages. Des faits, des actes, des situations, plutôt que des sentiments, des retours et des complexités intérieures, telle semble la ligne suivie, de romans en romans, par la scientifique devenue écrivain. Ceux que les digressions d’un Henning Mankell ou d’un Knut Faldbakken ennuient seront ravis de cette relative sécheresse côté cœur. Quelques autres trouveront qu’un prénom, une fonction, et deux ou trois repères biographiques ne suffisent pas à donner une épaisseur à un personnage. Monika Kristensen ne laisse sans doute pas assez percer ses sentiments envers ceux qu’elle dépeint pour les rendre tout à fait attachants à ses lecteurs. À moins que le seul « vrai » personnage de ces romans ne soit le Svalbard lui-même, voire sa météorologie. Pas une page, ou presque sans que ne soient évoqués le vent, la neige, la nuit, la faible lueur du soleil, les congères, les glaces dans l’océan, les tempêtes et les courants dans les détroits de l’archipel. Comme dans tous les romans de Monica Kristensen, le lecteur voyage dans le froid obscur des hautes latitudes – « frissons garantis » dirons-nous en clin d’œil. Le fonctionnement administratif de l’archipel, si particulier en raison de son histoire et de sa géographie extrême, est également fréquemment décrit. Dans ce roman, nous sommes ainsi à Barentsburg, ville minière russe sur un territoire à souveraineté norvégienne depuis 1920. La loi norvégienne est censée s’appliquer, mais les usages sont différents, et l’exercice de l’administration tient autant de la diplomatie que de la gestion du territoire. Pouvoirs et légitimités concurrentes s’affrontent. C’est dans ce contexte particulier que se déroule l’énigme policière de Vodka, pirojkis et caviar.
Tout pittoresque svalbardien mis à part, c’est ici que ce nouveau roman de Monica Kristensen nous a le plus intéressés – la dimension symptomatique du livre. En situant son intrigue à Barentsburg* , Monica Kristensen livre un regard d’occidentale sur les Russes ; s’y mêlent circonspection étonnée, pitié attendrie pour les gens et méfiance foncière pour une société dont on devine les rouages sans les comprendre. À son insu probablement, l’auteur se demande comment on peut encore être russe. On sourira, au passage, en notant que, dans ce livre, les Ukrainiens du Donetsk sont considérés, à juste titre, comme des Russes – réalité culturelle et historique qui peine actuellement à émerger dans nos médias.
* voir à ce sujet les belles photographies de Leo Delafontaine (série exposée l’hiver dernier à la BNF), ainsi que le travail remarquable de Siri Hermansen sur l’autre ville russe du Svalbard, Pyramiden (aujourd’hui abandonné), Bipolar Horizon qui avait été mis en espace, de manière tout à fait saisissante, au Stenersen, il y a déjà quelques années.
Vodka, pirojkis et caviar, de Monica Kristensen, traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon éditions Gaïa, 304 p. 21 €