Le vertige danois de Paul Gauguin

Le vertige danois de Paul Gauguin

Le vertige danois de Paul Gauguin (Bertrand Leclair, aux éditions Actes Sud) est un roman, nous dit-on, car il faut bien classer les choses. Et sans doute, pour son éditeur, aurait-il été difficile de présenter ce texte, beau et court, dans la nudité de son ambition pourtant évidente, celle d’une narration immobile, d’un instant qui rassemblerait tous les autres, passés, présents et à venir. Le vertige danois de Paul Gauguin a le projet fou et combien attachant de concurrencer la peinture, comme un autre le faisait de l’état-civil, dans un hommage d’autant plus saisissant qu’il est sans éloge, se contentant d’être là, auprès de Paul Gauguin, à la fin du court semestre que le maître impressionniste a passé au Danemark en 1885, soit quelques jours avant sa séparation d’avec Mette, son épouse danoise et mère de ses cinq enfants.

La force de ce texte tient dans la rigueur de la mise en scène qu’il propose et à laquelle Bertrand Leclair se tient : contraint de choisir entre la peinture et sa famille, Paul Gauguin est acculé. C’est donc dans un dernier recoin de la maison de Copenhague, une chambre mansardée, refuge d’une peinture maudite par l’entourage, que le lecteur trouve Paul Gauguin, à l’étroit, dos au mur, dans tous les sens du terme ; le choix qu’on lui impose l’oblige à se définir, à regarder qui il est vraiment, il réalise son autoportrait, un regard vers le miroir, un regard vers la toile. Cette symétrie parfaite entre la situation du peintre et la scène fondatrice du livre de Bertrand Leclair, autour de laquelle boucleront de courts récits en flashbacks, donne au livre une cohérence immédiate, donc efficace. Nous y sommes. C’est dans cette proximité physique avec les tourments d’une âme que se joue, ici, l’empathie.

Bertrand Leclair use d’une langue tendue, inquiète, élégante qui fait du ressassement de Paul Gauguin, une sorte de chant qui toujours, étrangement, se renouvelle. Soulignons l’art de l’apposition chez Bertrand Leclair qui permet de préciser, éclairer autrement, illustrer à nouveau, dans des phrases souvent longues à en perdre le souffle, douloureuses et tournoyantes. Paul Gauguin, en ce début de printemps 1885 est sur la brèche, la phrase de Bertrand Leclair aussi. Haut et fort, elle peut commencer par un proposition infinitive sujet, et sembler se perdre, et nous avec, dans ses propres méandres grammaticaux, avant d’arriver là où elle veut nous mener, précisément, verbe et complément. Idées et souvenirs se bousculent, s’entrechoquent, et racontent en incises des histoires, mais la conclusion est nécessairement la même, invariable : la peinture, le choix de peindre, envers et contre tous.

Bertrand Leclair nous raconte cet instant crucial où Paul Gauguin a basculé du côté de son génie singulier, et tombe, sans gloire, dans son propre destin, qui, lui en aura : tout quitter, pour peindre. Déchéance sociale et familiale, avant, nous le savons, nous lecteurs, l’apothéose artistique. Son héros n’a rien d’héroïque, et Bertrand Leclair montre de quelles défaites, de quelles humiliations, l’obstination de l’artiste doit se défendre. Ce tableau est haletant. Comme un désir – le « je sais bien mais quand même » de Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux.

Est-il anecdotique que cette histoire se passe au Danemark ? À L’Esprit de Narvik nous n’en sommes pas certains. Le livre de Bertrand Leclair ne s’intitule pas « Le vertige de Paul Gauguin », mais bien Le vertige danois de Paul Gauguin. La précision n’est pas que nationale, géographique, toute de froid, d’obscurité, de glace et de vent, de printemps qui se refuse à qui l’attend comme un démenti obstiné des choses. Et la période historique, une fin de XIXe siècle marquée à Copenhague par le conservatisme moral le plus étroit, ne limite pas le propos, comme en témoignent quelques incises où l’auteur évoque son propre séjour dans la capitale danoise. Il s’agit bien de rôles, où l’un est français, et les autres danois. En clin d’œil au film de Fassbinder, nous serions tentés d’écrire que tous les autres s’appellent Jens. Ce qui se joue entre peintre français naïf et arrogant, persuadé de révolutionner la scène artistique danoise par son seul geste, voire sa seule présence, et le réflexe d’élimination que la société danoise lui oppose, dans une hostilité d’abord sourde, puis franchement hostile, ce qui se joue dans cette immunité danoise face à ce qui se pourrait la mettre en danger, c’est le combat inégal de l’individu et de la loi de Jante, ce primat du collectif sur toute velléité d’être, ce malheur scandinave du pays le plus heureux du monde.

Le vertige danois de Paul Gauguin, de Bertrand Leclair. Éditions Actes Sud, 2013. 182 p. 19 €

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