Patron-au-départ-méfiant et migrant-plein-de-bonne-volonté, la belle histoire est de retour. Sauf que ce n’est pas le problème.
Auréolés du titre mythique de peuple le plus heureux du monde, les Danois – qui entendent tout à la fois continuer à être heureux et … danois – trouvaient depuis longtemps que l’attractivité de leur pays était devenue une malédiction. Le vote par le Parlement d’une loi particulièrement restrictive sur l’accueil des réfugiés adresse au monde un message clair : Non, les migrants ne sont pas les bienvenus. Diminution de l’allocation quotidienne à un niveau ridiculement bas, saisie de biens de valeurs des migrants sollicitant l’asile, délai pour obtenir le regroupement familial porté à trois ans, tels sont les points les plus saillants d’une nouvelle règle du jeu qui a plus à voir avec une sorte de barbelé réglementaire qu’avec le traditionnel « Velkommen til Danmark » dont nous fûmes autrefois bercés.
La réprobation est générale. Grandes consciences atterrées (Ban Ki Moon, Ai Wei Wei… et qu’aurait dit Stéphane Hessel ?), médias plus ou moins progressistes scandalisés (jusqu’à CNN, épinglé pour son outrance par ce cher Henrik Day Poulsen – je considère comme une chance pour la France que le responsable de Day’s univers n’écoute pas notre radio de service public). Voilà ce bon Danemark devenu brusquement le mouton noir de la communauté internationale, tel une petite nation slave ou orientale.
Quand j’étais en terminale, tout l’effectif de notre petite classe de grec fut collé après un chahut mémorable. Habitués aux « féloch », nous étions stupéfaits qu’une sanction nous tombe dessus : la première de notre cursus scolaire – à deux mois du bac, il était temps. Passés l’étonnement et la fanfaronnade de quelques uns, nous n’avons pas tardé à retrouver les chemins de l’exemplarité et de la bolossitude – lunettes sages sur gros Bailly, lecture du Monde à l’interclasse pour ceux qui ambitionnaient Sciences-Po à la rentrée suivante… Actuel, ce ne fut que pour après les concours.
C’est un peu ce qui arrive aujourd’hui au Danemark : après des mois de tribunes de plus en plus libérées de toute mesure dénonçant invariablement le péril migratoire, voilà que le Jyllands Posten et le Berlingske publient à nouveau des papiers plus progressistes, que ce soit pour dénoncer le délai permettant de bénéficier du regroupement familial ou la faiblesse de l’allocation quotidienne.
Peut-être vais-je vite en besogne en attribuant ce changement de ton au seul tollé et à l’atmosphère de réprimande morale qu’a provoqué la nouvelle loi danoise à l’étranger. Quand on croit (à juste titre) les autres sourds, on finit par hurler. Les Danois ont peut-être aussi – et tout simplement – le sentiment d’avoir été enfin entendus par leurs élus, ce qui les rend aujourd’hui plus sereins et mesurés.
J’en étais à cette réflexion quand je suis tombé sur un article du Berlingske racontant l’intégration réussie d’un Syrien, Mo, dans une petite entreprise du bâtiment. Beau comme du Verlaine. Jantes en alliage, intérieur cuir et ronce de noyer. J’en avais pour mon abonnement. Un de ces bons articles citoyens comme on les aime chez nous. Le plus attendrissant dans ce type d’articles, c’est l’effort que fait le journaliste pour montrer qu’il ne peint pas la réalité en rose. On croirait entendre Laurent Joffrin déclarer un samedi matin sur France Inter qu’il « ne nie pas qu’il y ait des problèmes. » Ainsi, l’auteur du reportage ne passe pas sous silence les malentendus que génère l’imparfaite maîtrise de la langue du nouveau venu, ni la nécessité d’expliciter les règles (non, tu ne jettes pas ton mégot sur la voie publique), ni l’inévitable question du porc dans le sandwich au poulet, aussi attendue que le coup de la mini-jupe dans une soirée privée à Téhéran. Et tout cela n’a qu’un seul but : rendre encore plus crédible le fait que « quelqu’un comme Mo rapporte de l’argent à l’entreprise ».
Patron-au-départ-méfiant et ouvrier-étranger-plein-de-bonne-volonté, la belle histoire est donc de retour. Sauf que ce n’est pas le problème.
On ne s’attardera pas sur le fait que ce courageux Mo est comparé (à son avantage) à l’ivrogne danois, toujours absent, qu’il remplace. Cette mise en concurrence des travailleurs – ceux qui se reposent sur les avantages acquis contre ceux qui veulent désespérément faire leurs preuves – est à l’origine de l’immigration, phénomène contemporain de l’état-providence. Nous connaissons trop bien la musique. Et elle ne sonne pas toujours faux.
On passera vite sur le fait que Mo a déserté l’armée syrienne, c’est-à-dire qu’il refuse de se battre contre l’État Islamique (à nous de le faire pour protéger sa liberté ici ?), et que le journaliste ne voit rien à redire à cela.
On peut en revanche critiquer la méthode, celle de l’histoire édifiante, ce « raconter la vie » (pour reprendre l’expression de Pierre Rosanvallon) qui nous soustrairait à l’empire des idées (forcément toute faites) et de leur violence (forcément débridée).
Qu’il y ait des gens de bonnes volontés parmi les migrants, qui saurait en douter ? Que tous ceux qui ont franchi mers et frontières pour rejoindre notre Europe aient eu de solides raisons pour cela, qui peut le nier ? Pris individuellement, chaque migrant, ou presque, est pleinement légitime. Le problème est que ni nous, ni eux, ne sommes seulement des individus.
La question de l’immigration n’est pas une question d’exemplarité personnelle ou de belles histoires familiales. Il ne s’agit pas seulement de personnes mais de masses qui ont, elles aussi, leurs logiques propres, leur vitalités, leurs instincts de survie, voire de domination. Il est urgent, pour appréhender ces réalités collectives, de ne plus nous considérer nous-mêmes comme de simples individus, mais comme des êtres sociaux qui forment, ensemble, peuple et culture. On perdra ici en narcissisme ce que l’on gagnera, là, en liberté.
Voulons-nous changer de peuple et passer de l’homogénéité pacifique d’hier à une hétérogénéité croissante, forcement concurrentielle, voire conflictuelle (lire l’article de Kasper Støvring dans Kulturkamp), voire infiniment barbare ? Ayant vu hier après-midi Salafistes, l’excellent et nécessaire documentaire de François Margolin et Lemine Ould Salem, il me semble qu’il est urgent de se poser cette question. Nous regretterons demain nos attendrissements suicidaires, plus dangereux encore que la cécité dont, jusqu’ici, nous avions fait preuve. Pellé, le héros d’Andersen Nexö que nous avons tant aimé, était aussi un conquérant. Il était nécessairement un conquérant.