L’hallucination de Stockholm

D’image de victime innocente tuméfiée, brisée par une vengeance aveugle, il n’y eut pas. Alors, à gauche, on l’inventa.

Si les délits commis par les migrants sont couverts par le « code 291 » (non communication à la presse de toute information pouvant nuire à l’image des réfugiés), il n’en est évidemment pas de même pour les agissements des Suédois. A fortiori si ces derniers s’en prennent aux étrangers. Aussi avons-nous été promptement avertis d’une opération concertée ayant mobilisé une centaine de supporters de football contre les quelques trois cents mineurs isolés délinquants qui ont transformé, ces derniers mois, le centre-ville de Stockholm, autrefois si paisible, en un endroit où, comme dirait la maire de Cologne, il vaut mieux se tenir « à distance d’un bras » des étrangers. Certaines informations récentes, provenant de la police suédoise (donc sujettes à caution, dans la mesure où la police suédoise a clairement démontré sa partialité ces dernières semaines), lient explicitement cet épisode au meurtre d’une éducatrice dans un foyer pour migrants, le 25 janvier dernier. Mais selon le correspondant du Berlingske, l’expédition de vendredi correspond à un ras-le-bol général, consécutifs à des mois d’impunité et de dissimulation, par la police, de la délinquance urbaine. La nuance est de taille, car dans un cas il s’agit d’une réaction éruptive à un drame isolé (thèse de la police), dans l’autre la pointe la plus saillante d’une colère populaire, infiniment plus profonde et durable.

Quoi qu’il en soit, ce début de rixe opposant d’un côté des autochtones exaspérés et de l’autre des migrants jouissant de la double impunité (en tant que demandeurs d’asile, en tant que mineurs) n’étonnera malheureusement pas tous ceux qui suivent l’actualité suédoise. À force de verrouiller tout débat sur la question migratoire, réduit à une lutte du Bien contre le Mal, il n’est pas étonnant que les plus échauffés, privés de mots, choisissent les actes – fussent-ils stupides.

Si l’on en croit les dépêches, cette opération (qui a eu lieu vendredi soir dernier) n’aurait fait aucune victime, les assaillants se contentant, semble-t-il, d’infliger une bonne frousse aux étrangers indélicats. Tant mieux. D’une part, parce que, proche des idées exprimées ici par Samuel Piquet, je ne suis pas loin de penser que la peur de l’autochtone serait le commencement de la sagesse (le gendarme étant de son côté très affairé à travailler en lien avec les services sociaux). En outre, parce que ce genre d’opérations punitives, quand elle fait des victimes, rate presque systématiquement sa cible – c’est le plus couillon, le moins rapide ou le plus malchanceux qui prend (on n’est pas obligés d’ajouter une injustice à un désordre). Enfin, parce que dans la guerre médiatique que mène la gauche scandinave contre toute personne qui pourrait émettre une quelconque réserve sur le devenir multiculturel du Nord, la moindre image pouvant conforter le camp progressiste risquerait de faire basculer une opinion qui, enfin, commence à se poser les bonnes questions (on murmure même qu’une part conséquente des électeurs seraient prêts à mettre leur vote en conformité avec leur opinion).

Mais justement : d’image de victime innocente tuméfiée, brisée par une vengeance aveugle, il n’y eut pas. Alors, à gauche, on l’inventa.

Les réseaux sociaux se sont enflammés, et tout jeune social-démocrate (en général des beaux quartiers, les Suédois n’hésitant jamais à déménager dès que la pression étrangère est forte) s’est senti en devoir de dénoncer le lynchage des enfants-réfugiés par des néo-nazis. Le contrefeu est énorme, mais l’opinion progressiste veut y croire. Contre toute raison. Avec la foi du charbonnier. Car oui, il s’agit bien d’une question religieuse.

Que les « enfants » en question fussent des jeunes gens (15-20 ans) pratiquant le vol en bandes organisées, que de lynchage il n’y eut heureusement pas, que les assaillants fussent, semble-t-il plus des énervés portant des maillots de foot que des milices vêtues de chemises brunes, tout cela est détails insignifiants. Comme disait la publicité, « quand on aime, on ne compte pas. »

Oui, c’est bien d’amour qu’il s’agit. De ce fameux amour du prochain dont quelques uns, philosophes, psychanalystes, érudits, s’efforcent de nous avertir qu’il n’est peut-être pas si simple, pas si immédiat, pas si innocent. Bref, qu’il peut y avoir anguille sous roche, et que les rigueurs austères des uns sont sans doute plus rassurantes que les élans pulsionnels des autres. Je renvoie ici à l’académicien Alain Finkielkraut dont La sagesse de l’amour me permit, il y a plus de vingt ans, un premier arrachement au cadre moral (et réflexe) qui était le mien.

Mais je voudrais revenir sur l’hallucination de Stockholm : foule haineuse d’un côté, pauvre victime d’une vengeance aveugle de l’autre. L’indignation face à ce qui n’a justement (et heureusement) pas eu lieu me rappelle « la vague d’islamophobie » dénoncée quotidiennement par les radios de service public en France après les meurtres de masses commis à Paris cette année. La croyance est si forte que le réel n’en vient pas à bout.

Le cadre moral que j’évoquais précédemment m’aide à saisir ce qui se joue ici. Né chrétien, je reconnais dans l’excitation indignée qui a suivi le non-événement de Stockholm, dans la convocation triomphante d’une scène pourtant imaginaire, la figure fantasmatique de la Passion du Christ, ou plus exactement, la dimension délirante que nous y avons longtemps associée, et dont le film de Mel Gibson, Golgotha, est une illustration parfaite.

À l’origine de l’anti-judaïsme chrétien, cette interprétation du Calvaire nous autorise une double jouissance, évidemment sadique. D’une part, nous pouvons assister au spectacle de la souffrance de la victime (et qui douterait de l’excitation pulsionnelle de cette scène doit d’urgence visionner les reportages sur les Chemins de croix rituels, aux Philippines par exemple), d’autre part nous nous autorisons à haïr sans frein ceux que, fantasmatiquement, nous accusons d’être les coupables. C’est tout bénéfice : haine, et haine de la haine, forcément projetée sur l’autre.

L’antiracisme fonctionne sur ce même schéma : délectation secrète de la souffrance de la supposée victime, projection de cette jouissance sur un coupable extérieur que l’on dénonce sans relâche avec l’égale ardeur haineuse qu’on lui prête.

Pour légitime que soit l’inquiétude suscitée par l’expédition des supporters suédois contre les migrants délinquants (qui n’est jamais que le résultat de la chape de plomb qui pèse sur toute question liée à l’immigration – qui exclut le débat d’idées récolte la violence !), elle ne doit pas masquer cette dimension troublante de la gauche suédoise : son enracinement dans un christianisme plus pulsionnel et archaïque que réellement fidèle (qui, lui, interrogerait le Ponce-Pilate en nous, c’est-à-dire celui qui refuse de penser et de juger), son attachement hallucinatoire à la scène primitive d’un Golgotha fantastique qui lui interdit de réfléchir en termes politiques, c’est-à-dire complexes.

Enfin, sa fascination pour la figure de la victime – quand bien même il n’y aurait pas vraiment de victimes. Enfin, pas de victimes étrangères. Quant à la malheureuse éducatrice du centre d’accueil pour migrants, c’est, pour cette gauche-là, une toute autre histoire.

 

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