Un instant, précisons le tout de suite, un instant seulement, j’ai craint le pire en lisant que l’éditeur Henry Dougier et sa collection Lignes de vie entendaient lutter contre « la tentation du repli sur soi »…
Bigre, Manuel Valls avait encore frappé !
Je m’imaginais déjà le schéma classique : bien-pensance éditoriale à la Rosanvallon contre la mal-votance populaire. Nous étions mal partis. J’ajoutais in petto qu’on ne pourrait bientôt plus mettre en scène Tosca, publier un dictionnaire des synonymes ou réaliser un remake de Quai des orfèvres sans devoir faire acte dans le dossier de presse ou d’intentions, d’antiracisme et de féminisme…
Ainsi je maugréais dans mes propres réflexes de pensée, jusqu’à ce que je me décide, somme toute assez vite, à ouvrir le livre de Vibeke Knoop Rachline, Les Norvégiens, pacifistes ! Et là, j’ai vite troqué mes recoins atrabilaires pour une franche curiosité.
Oui, il faut le reconnaître : les ateliers henry dougier, avec leur collection Lignes de vie d’un peuple, publient ici un petit bijou éditorial.
Soulignons tout d’abord la belle facture du livre, sa parfaite esthétique typographique, à la fois classique et créative, son impression soignée (Corlet, le même imprimeur que l’Esprit de Narvik), la belle carte couleur d’Alexandre Nicolas, la photographie énigmatique réalisée par Céline Boyer en couverture… Tout cela, ce côté « bel objet », participe au plaisir de la lecture et tant que nous aurons des éditeurs comme Henry Dougier (fondateur d’Autrement) et Gaëlle Bidan, le livre papier conservera un bel avenir (mais la version électronique existe aussi).
Le texte de la journaliste norvégienne Vibeke Knoop Rachline (collaboratrice d’Aftenposten à Paris depuis des années) est tout à fait passionnant. Il fonctionne comme une enquête et l’auteure a vis-à-vis de son lecteur le grand tact de mettre sa connaissance intime de la Norvège non pas au service d’une démonstration, du genre « suivez le guide », mais d’un voyage auquel nous sommes tranquillement conviés, passant d’un lieu et d’un interlocuteur à l’autre.
Vibeke nous emmène ainsi avec elle à la rencontre de ses compatriotes, écrivains, militants, responsables, ou simplement témoins de leur pays et de leur temps, et l’on passe de l’un à l’autre avec bonheur, l’auteure n’oubliant jamais de livrer un détail, bien concret – petit effet de réel souvent charmant et qui évite que le livre ne se résume à une succession de points de vue. Il n’y a pas là, dans cette mise en scène, qu’habileté journalistique ou narrative. Nous ressentons plutôt la générosité de l’auteure qui accueille le lecteur dans son pays, et sans doute également une prudence toute norvégienne à l’égard des idées et de leur toute-puissance. Quelle que soit la force d’un propos, il n’en demeure pas moins qu’une « nuée de petits oiseaux s’attaque [au] déjeuner » de l’interlocuteur… Qui saisira cette tendresse, cette mesure, cette attention discrète aux détails, aura compris quelque chose de la Norvège et des Norvégiens.
On pourrait trouver le procédé qui consiste à résumer d’un qualificatif tout un peuple, artificiel – ici des Norvégiens « pacifistes » – s’il ne fonctionnait plutôt comme un pivot. Il est le centre d’une interrogation et non le terme obligé d’un périple ou la conclusion obligatoire de l’enquête.
À plus ou moins de distance, et en s’autorisant quelques pas de côté bienvenus, on tourne donc autour de cette question : la société norvégienne est-elle pacifiée et pacificatrice ?
Vibeke Knoop n’en est pas toujours certaine et n’hésite pas à évoquer des questions qui fâchent, à sonder les contradictions de la société norvégienne (les ventes d’armes, les bombardements de la Libye), à évoquer des épisodes douloureux, que ce soit celui de l’incontournable Breivik, ou le long combat des plongeurs de l’industrie pétrolière connu en France grâce au film Pioneer.
On retrouve ainsi la farouche honnêteté norvégienne, le scrupule qui consiste à ne se laisser trop emporter ni par l’idée, ni par l’opinion, et à faire place à ce qui vous contredit. D’ailleurs, si Vibeke Knoop est une journaliste de gauche, proche d’Eva Joly, cela n’a pas empêché la fondation Fritt ord, dont je me rappelais plus le financement d’essais marqués à droite (je pense au brûlot anti-immigration Gode formål, gale følger qui avait tant marqué notre ami Konan, voir le numéro 1 de la revue) de collaborer avec l’auteur. On trouve également dans le livre des considérations tout à fait modérées sur le parti du Progrès (Fremskrittpartiet), fort éloignée du jugement lapidaire du correspondant du Monde en Scandinavie, Olivier Truc, qui avait qualifié le parti de Siv Jensen de « populiste et xénophobe ».
Pourtant, qu’on ne s’y trompe pas : le livre de Vibeke Knoop Rachline reste globalement en phase avec ce qu’on pourrait appeler « l’idéologie norvégienne » : le féminisme est une vertu, l’immigration une chance, l’intégration une réussite (peut-être Vibeke aurait-elle gagné à aller au devant d’autres témoins moins conformes à l’idée qu’elle se fait de cette intégration, par exemple dans les écoles évoquées par notre ami Konan dans le numéro 1 de la revue). De même, si Breivik est évoqué, ce n’est certainement pas sur le mode d’un Moi, Pierre Rivière… En tout cas, pas encore. Il y a en effet dans la succession des deux chapitres, Lui (Breivik) et Elles (les féministes), dans les articulations tacites ou explicites des deux chapitres, dans les intuitions formulées ou sous-jacentes, les prémices d’une analyse « à la française » du terrible crime de 2011.
Je me dis que sur ce sujet difficile, Vibeke Knoop Rachline pourrait encore nous réserver de très belles surprises éditoriales. Mais ne boudons pas l’instant et notre bonheur de lecteur avec ce très réussi Les Norvégiens, pacifistes !