La faiseuse d’anges, de Camilla Läckberg, sera sans doute un beau succès de librairie, et pourra convaincre les plus inconditionnels du polar scandinave, avec sa narration à la fois inventive et rigoureuse (deux histoires sans lien apparent et qui finissent par se rejoindre, tels deux affluents formant un fleuve), ses multiples personnages qui dressent, plus ou moins adroitement, un portrait de la société suédoise, ses références géographiques et climatiques qui ancrent cette fiction dans une réalité locale, celle de Fjällbacka, au nord de Göteborg. Ce long roman à énigmes, dans l’ensemble bien ficelé, avec son habile mélange de rebondissements et d’avancées inexorables, pourra tenir en haleine le lecteur pendant une partie des vacances. C’est déjà ça.
Pour le reste, à L’Esprit de Narvik, nous sommes un peu pantois. Et d’abord parce que La faiseuse d’anges aurait pu être un beau, un très beau roman.
Un couple, frappé par le deuil de leur jeune fils mort accidentellement quelques mois auparavant, tente de reprendre pied dans l’existence en quittant emploi et domicile à Göteborg, pour aller rénover une vieille maison de famille, isolée sur l’île de Valö, afin de la transformer en maison d’hôtes. Les deux époux, Ebba et Melker, se cherchent et s’évitent, liés aussi étroitement qu’ils sont radicalement séparés par la douleur, la culpabilité, les reproches qu’ils se font à eux-mêmes et à l’autre. Quand ils ne s’épuisent pas à la tâche dans un entêtement auto-punitif, ils se frôlent et se rejettent. Camilla Läckberg a pour décrire cette situation de départ une prose très sûre et très convaincante, délicate et pourtant sans apprêts. L’auteure, avec une grande maîtrise, sait éviter toute digression psychologique, explicative, pour s’en tenir à des situations concrètes, et pourtant aussi émouvantes et qu’éclairantes.
L’autre point fort de La faiseuse d’anges est de lier le destin d’Ebba à son histoire familiale la plus ancienne, et de faire de la jeune femme non pas une héroïne, mais un être traversé par un passé que sa conscience ignore, et comme arrimé à une répétition tragique. Tout cela est très romanesque, dans le meilleur sens du terme, et nous emporte dès les premières pages.
Alors, d’où vient que nous décrochions presque aussi vite ?
Camilla Läckberg n’a probablement pas assez confiance en ses lecteurs, en la force de la littérature, et cherche à « ratisser large », à plaire au plus grand nombre, à séduire, à être une merveilleuse romancière plutôt que d’écrire, tout simplement, de belles pages.
Aux personnages si convaincants de son point de départ, l’auteure ajoute donc une foule de personnages secondaires dont elle brosse à gros traits l’identité et l’histoire personnelle. Fatalement, Camilla Läckberg verse dans les clichés, et partant, un style qui devient plat, telle cette description des deux sœurs qu’un « lien invisible liait ». Vouloir à tout crin imiter le roman russe, si densément peuplé, suppose de s’en donner les moyens, et Camilla Läckberg ne les a pas trouvés, car son intuition de départ, son empathie et sa vérité d’auteure, allaient vers une histoire intimiste à laquelle elle n’a, finalement, pas assez cru pour en faire son unique sujet, et trouver la force de s’y tenir.
Le fiasco ne s’arrête malheureusement pas là.
Camilla Läckberg a voulu, de manière totalement artificielle, raccrocher La faiseuse d’anges à une dénonciation de l’extrême-droite. Pour ce faire, l’auteure fait du leader du parti populiste suédois, rebaptisé pour l’occasion Sveriges Vänner, l’un des coupables d’un meurtre collectif qui aurait eu lieu quarante ans auparavant. Ici, la ficelle est un peu grosse et le procédé lâche : un personnage de roman, même quand il renvoie à un personnage public, ne peut évidemment pas se défendre de la fantaisie de son auteur. Dans ces passages navrants où la naïveté le dispute à l’ignoble (car non, tout n’est pas toujours permis, en politique comme en littérature), Camilla Läckberg nous fait un peu penser à ces enfants qui punissent leurs poupées ou leurs peluches dans des saynètes expiatoires. «Ken tu as été méchant…» Cela ne vole guère plus haut et on se surprend au fil des pages à éprouver de la honte pour l’auteure, son absence de vergogne et de discernement.
En outre, Camilla Läckberg, prête également à ce parti populiste (évidemment rebaptisé pour éviter tout risque de procès) un projet d’attentat, déjoué juste à temps, et qui aurait été par la suite faussement attribué à des islamistes… Une sorte de gare de Bologne, transposée en Scandinavie. Le tout est décrit avec une paresse littéraire et narrative qui rend la fantaisie politique encore plus ridicule, et l’on comprend finalement que Camilla Läckberg, si inventive et précise dans d’autres passages, ne croit pas une seconde à cet exercice obligé du politiquement correct scandinave (où, comme chacun finit par le savoir, le coupable est nécessairement un suédois raciste, secrètement nostalgique du Troisième Reich).
Reste que cette proposition narrative finit par être intéressante, paradoxalement et à son texte défendant. Camilla Läckberg fait en effet de l’un de ses personnages, une romancière, un véritable auxiliaire de police, qui contribue à piéger et dénoncer l’extrême-droite. Pareil aveu d’une collaboration volontaire est troublant.
Dans un article paru dans le numéro 26 de revue Nordiques, Sylvain Briens évoque à propos du roman policier suédois une « littérature de mobilisation ». Ici, nous serons tentés de voir, plutôt, un dispositif normatif qui aliène (ou ficèle, décidément…) l’auteure autant que le lecteur, car, rappelons-le, le point de départ désirant de Camilla Läckberg, avant que le réflexe pulsionnel de se conformer et de plaire ne prenne le dessus, promettait un excellent roman.
La faiseuse d’anges, de Camilla Läckberg, traduit du suédois par Lena Grumbach, 2014, 320 p. éditions Actes Sud, 23,50 €.
Et dire que de pareilles salades se vendent à des millions d’exemplaires, en effet. De quoi vous décourager de vouloir favoriser la lecture publique !