L’année 2015 au Danemark marquera un tournant politique majeur dans l’histoire du royaume. Dans ce premier article de notre série Danemark 2015, nous revenons d’abord en détail sur les élections de juin dernier.
Quoi de plus banal qu’une alternance gauche-droite au Danemark ? Quoi de plus habituel que ce fameux « sans heurts ni drames » qui, à une coalition abusivement qualifiée de røde (rouge), voit succéder des « bleus » également fort pâles ? Quoi de plus attendu qu’un ras-de-marée annoncé qui se transforme en un modeste 52-48 ? Si l’on s’en tient aux agrégats, ces élections danoises nourriraient à peine une brève dans la rubrique internationale de nos journaux…
Pourtant, le suffrage du printemps dernier a bel et bien été un séisme. Les électeurs ont en effet largement redistribué les cartes au sein des deux coalitions « rouge » et « bleue » et envoyé des messages clairs concernant l’immigration et la mondialisation, tout en révélant une fracture, à la fois territoriale et sociale, au sein du consensus danois.
Le Dansk Folkepartiet, parti du Peuple danois, classé « populiste » par les observateurs et dirigé par le sémillant Kristian Thulesen Dahl, a été le grand vainqueur de ces élections. On s’attendait à son succès, ce fut un triomphe. Le DF a ainsi totalisé en juin dernier 21,08 % des suffrages, et rassemblé 740 000 électeurs soit une augmentation de 70 % par rapport aux précédentes élections (en 2011, le DF avait recueilli 435 000 voix, soit 12,32 % des suffrages). Depuis juin dernier, le DF est devenue la première force politique de la majorité de droite, avec 37 députés sur une majorité 91 membres (le parlement, ou Folketinget, compte en tout 179 membres). C’est une première.
Le DF n’est pas le seul vainqueur à droite : l’Alliance Libérale a rassemblé sur ses listes 265 000 électeurs, soit une hausse de 50 % par rapport à son score de 2011 (175 000 voix). Avec 7,5 % des suffrages, ils comptent désormais 13 députés. Bien que le DF et l’AL fassent partie de la même coalition et qu’ils aient tout deux engrangé d’excellents scores, il serait tout à fait abusif de ranger ces deux succès dans un même mouvement de droitisation de l’électorat. Les uns veulent protéger l’état-providence, les autres veulent en réformer jusqu’aux fondements, nous y reviendrons.
Paradoxalement, les Sociaux-démocrates peuvent également être rangés du côté des gagnants de ce scrutin. Certes, cette élection leur a fait perdre le pouvoir, car la coalition « rouge » est devenue, à cette occasion, minoritaire. Pourtant les SD tirent leur épingle du jeu : avec 925 000 électeurs, un score en hausse de 5 % par rapport à 2011, 26,5 % des suffrages (soit 2 de plus que quatre ans auparavant), ils sont le premier parti du pays et disposent de 47 députés.
Un autre paradoxe veut que les élections qui ont amené au pouvoir le Venstre (parti de centre-droit) ont réservé à ce dernier une défaite relative. Le Venstre, avec seulement 19,5 % des suffrages, voit son nombre de voix (685 000) en diminution de 27,5 % par rapport à 2011, et surtout, avec seulement 34 députés, il devient le second parti de la coalition de droite, ce qui réduit la marge de manœuvre du Premier ministre, Lars Løkke Rasmussen et de son gouvernement 100 % Venstre.
À gauche, les Radicaux ont subi une véritable hémorragie, perdant la moitié de leurs électeurs de 2011 et ne totalisant que 4,5 % des suffrages et 8 députés.
À droite, les Conservateurs poursuivent leur baisse historique : alors qu’ils dominaient le paysage politique, il y a vingt-cinq ans, ils ne représentent plus, en 2015, que 4 % des électeurs (contre 9 % en 2011).
Ainsi, si les deux blocs, rouge et bleu, restent relativement stable d’une élection à l’autre, autour de 50 %, avec cette fois un léger avantage à droite, la redistribution des cartes au sein de ces blocs, et notamment à droite, est spectaculaire. Sans conteste, c’est la percée du Parti du Peuple Danois (DF) qui a fait l’événement.
L’institut Megafon indiquait que parmi les électeurs du DF en 2015, près de 20 % avait voté, en 2011, Venstre, 3 % Conservateurs et 8 % Sociaux-démocrates. Le Dansk Folkepartiet a donc « mordu » à droite, au centre et même à gauche.
La campagne électorale a en effet principalement tourné autour de la question de l’immigration, massivement rejetée par la société danoise, de l’intégration qui n’en finit pas d’être promise et en partie contredite par les faits (nous parlions du terrorisme islamiste au Danemark ici), des errements de l’Europe libérale, ainsi que des prestations et services publics en recul du fait de l’austérité. Ce sont là depuis toujours les chevaux de bataille du DF et il était évident que ce dernier dominait la campagne (nous y reviendrons très prochainement).
Le Venstre et les Conservateurs ont souffert d’une certaine pusillanimité sur ces questions. Les radicaux, à la fois libéraux en économie, européens et pro-immigration, ont au contraire pris l’opinion publique à revers. Elle lui a répondu de manière cinglante : en divisant l’audience des radicaux par deux.
Quant au bon score des socialistes, ils le doivent autant à un bilan économique honnête qu’à leur spectaculaire retournement sur la question migratoire. Helle Thorning-Schmidt, l’ex-Premier ministre a su considérer qu’elle ne pouvait pas gouverner contre les convictions intimes de son peuple… quitte à se fâcher avec ses homologues suédois, comme nous l’évoquions ici.
Les résultats électoraux sont souvent le fruit tardif de lentes évolutions souterraines. De ce point de vue, les élections de 2015, fortement contrastées en termes idéologiques et territoriaux, ne font que signaler la fracture qui sépare aujourd’hui le Danemark en deux. D’un côté, un pays qui caracole en tête de la mondialisation heureuse et qui vote soit Alliance Libérale (à droite) soit Radicaux (à gauche) – un Danemark des hauts-revenus et de la créativité entrepreneuriale : celui de Copenhague et d’Århus. L’autre Danemark, en périphérie du premier, connaît un chômage plus fort, voit ses services publics se restreindre, s’inquiète de la déferlante migratoire et de la pérennité de son modèle social dans un monde ouvert aux quatre-vents. À l’ouest de la Zélande, ou dans le sud du Jutland, on vote massivement pour le parti de Kristian Thulesen Dahl.
C’est ce contexte que nous vous proposons d’explorer dans les semaines à venir à travers une série d’articles réunis sous le titre Danemark 2015, les ruptures.