Populismes au pouvoir : pourquoi pas le Danemark?

Le prochain référendum britannique renforce la légitimité du Thulesen Dahl.

Comme les autres capitales européennes, Copenhague attend la tenue du référendum britannique du 23 juin prochain. Que le oui ou le non l’emporte, chacun s’attend à ce que, aux lendemains du scrutin, la guerre de tranchées qui opposent partisans de l’Union et eurosceptiques se transforme ici en guerre de mouvement. De retour de Londres où il a beaucoup consulté (des partisans des deux bords, insiste-t-on), le leader populiste Kristian Thulesen Dahl prépare l’offensive qui pourrait, à terme, lui donner un pouvoir qui, jusqu’à présent, lui avait échappé.

Entré en même temps que le Royaume-Uni dans la CEE (en 1972) et partageant avec celui-ci la même vigilance vis-à-vis du « rêve européen », le Danemark n’est pas indifférent au maintien ou non de la Grande-Bretagne dans l’Union. En cas de Brexit, le Danemark perdrait son meilleur allié dans les institutions communautaires. Minorée, marginalisée, la participation danoise à l’édifice pourrait, à terme, être remise en cause – et, plus immédiatement, questionnée. Mais si Cameron l’emporte, l’exemple de son « un pied dehors, un pied dedans » incitera également les Danois à revisiter les modalités de leur adhésion à l’U.E. Dans tous les cas, le grondement de la question européenne fera de nouveau vibrer le sol danois.

Si, en France, le clivage est clair entre les tenants de l’intégration de notre pays dans une Europe dominée par l’Allemagne et ceux qui refusent cette fatalité, il n’en est pas de même au Danemark. La tradition démocratique selon laquelle on ne peut être tout à fait sourd à qui ne pense pas comme soi, les institutions qui en découlent (proportionnelle) favorisent, entre autres, une certaine perméabilité entre élites et peuple, entre partisans et adversaires de l’Union. De loin, cela ressemble à du consensus à peine égayé par de menues divergences tactiques.

De plus près, il en va autrement. C’est dans les méandres de la modération scandinave que se livrent les combats les plus acharnés. « La haine n’interdit pas le respect » pourrait être un dicton zélandais surprenant son Candide égaré sur quelque rivage de la Baltique. Sans tonitruance, sans éclat de voix annonciateur, le duel qui oppose le parti populiste (Dansk Folkepartiet, DF) à son rival et allié de la coalition de droite, le Venstre, pourrait bien, dans les mois prochains, tourner à l’avantage du premier. Le premier ministre Rasmussen a beau (encore) faire bouger son cavalier ou sa tour, sur l’échiquier démocratique, il y a du clouage dans l’air et le mat se profile. Idéologiquement vainqueur sur la question de l’immigration (et depuis un moment), le DF est également en passe de faire sauter le verrou européen qui l’a privé du fruit naturel de sa victoire aux dernières élections.

À ce stade, un court rappel s’impose : aux élections législatives de l’an dernier, la droite a repris le pouvoir au Danemark dans des conditions inédites : parmi les listes formant la coalition victorieuse, le DF était nettement arrivé en tête. Si, en dépit de son faible score, son rival du Venstre s’est vu échoir la responsabilité de l’exécutif, c’est uniquement parce que le Venstre, face à une éventuelle revendication du DF, aurait pu conclure un autre accord de législature, façon UMPS, avec la gauche sociale-démocrate. L’idée sous-jacente était qu’on ne laisserait pas les populistes anti-européens accéder au pouvoir, quitte à conclure des accords sinon contre-nature, du moins transgressant le clivage entre droite et gauche. Minoritaire au sein de sa majorité, le Venstre disposait ainsi d’une potentielle alliance de revers lui permettant d’imposer au DF le deal suivant : aux populistes l’influence, au Venstre l’exécutif. Aux premiers, l’oreille des Danois, leurs colères, leurs refus. Au second, les choses sérieuses. Conscient que son heure n’était pas venue, Kristian Thulesen Dahl avait accepté ce marché de dupes – le temps d’accroître suffisamment cette influence pour qu’elle se transforme en légitimité incontestable.

Avec une habileté qui n’a pas grand-chose à voir avec nos mœurs rustres et viriles où un patriote est un patriote, et un vendu, un vendu, le beau Kristian ne se contente pas d’agiter l’arme atomique du référendum – arguant que la situation nouvelle que, de toutes manières, le 23 juin britannique va créer en Europe en général et pour le Danemark en particulier, rendra nécessaire une consultation populaire – il joue la modération euro-compatible.

Bien sûr, le DF ne souhaite pas le Brexit, bien sûr le Danemark ne doit pas, non plus, sortir de l’Union. Il faut seulement, à la faveur du bouleversement anglais, et quel que soit le résultat du 23 juin, repenser les modalités de la participation du petit Danemark au grand dessein des Grands d’Europe. Homme d’ordre, Kristian Thulesen Dahl ne déteste rien tant que cet euroscepticisme brouillon, protestataire, qui, privé d’horizon politique, aboutit à tout et n’importe quoi, tel ce référendum hollandais qui choqua le péquin danois, volontiers hostile à Poutine, en disqualifiant l’accord euro-ukrainien. Kristian se paye ainsi le luxe d’éviter la surenchère anti-européenne. Puisque l’évolution de l’Europe, à travers l’exemple britannique, a considérablement rapproché le quadrilatère de respectabilité européenne de ses propres positions, pourquoi s’obstiner à jouer l’effronterie ?

Tout en martelant que face à la crise des migrants, seuls les états ont su réagir, que cette crise a, d’évidence, donné une nouvelle légitimité aux nations, seules protectrices des peuples, tout en bombardant l’opinion publique du truisme selon lequel les crises générées par l’Europe ne sauraient être résolues par « plus d’Europe », Thulesen Dahl propose à ses partenaires de la coalition bleue la remise à plat de l’engagement européen danois, avec à la clef, la tenue d’un référendum préalable à une renégociation globale, façon Cameron, des traités européens. Il entend même, éventuellement, aider les élites à gagner ce référendum et reconquérir la confiance du peuple. Il ajoute, sûr de son influence, que si un tel accord entre partenaires politiques ne pouvait être trouvé, le peuple danois trancherait – et chacun le sait bien, comme le 3 décembre 2015, dans le sens du DF. Les protestations de Kristian Jensen (Venstre), ministres des Affaires étrangères, refusant toute perspective de référendum sur la question européenne n’y changent rien. L’Histoire en marche a d’ors et déjà changé la donne. Le mythe d’un inexorable destin européen faisant passer les sceptiques pour de simples récalcitrants s’est fracassé sur l’obscure volonté des peuples, britannique en tête, de durer encore un peu.

Ainsi, après que l’opinion a fait courber les élites danoises sur la question migratoire, la nouvelle donne européenne qui suivra le référendum du 23 juin, quelle qu’en soit l’issue à Londres, prépare, à Copenhague, le grand retour de l’axiome de Démos : qui gagne les élections gouverne.

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