Le non du 3 décembre

Requiem pour une folle passion.

C’était il y a une dizaine de d’années. Je le revois encore, assis sur le canapé, les bras ballants, l’air perplexe. Il insistait : « Mais qu’est-ce que tu crois qu’elle a voulu me dire ? » J’esquivais la question en adoptant la mine la plus évasive possible. Répondre eût été cruel. Et surtout vain. Je lui resservis un rhum et allai lui chercher mon exemplaire des Fragments d’un discours amoureux. Le rhum pour anesthésier la douleur, Barthes pour ranger – plus tard – tout ce désordre dans la tête. Éric venait de balancer femme, enfants et jolie maison, pour une passion aussi subite que violente. Mais à la question « Est-ce que tu me suis ? », la nouvelle élue de son cœur avait répondu « Non ». Pas « Non ! », seulement « Non. » Ça veut dire quoi non ? Hein? Je te cause mon vieux… Et comme je persistais avec mon air vaguement idiot, Éric but son troisième verre d’un trait, se saisit du livre que je lui tendais, puis explosa, méchant comme une bête blessée : « Tu te dis mon ami, mais tu ne sers à rien. » Il avait mis l’accent sur le à rien, et j’ai dû rentrer un peu la tête dans les épaules. Alors il s’est mis à hurler : « À rien, à rien, à rien. ». En sortant, il a claqué la porte si fort qu’après, d’un doigt inquiet, j’en ai vérifié les gonds. C’est vrai quoi, ça veut dire quoi « non » ?

Quand, quelques mois plus tard, au printemps 2005, j’entendis Alain Duhamel ou Yves Calvi se demander ce que voulait dire le non français au référendum, je repensais à mon pote Éric et à cet étrange abrutissement que provoque le dépit. À eux, gens raisonnables qui ne claquent pas les portes (mais parfois le micro aux auditeurs), je n’ai, en revanche, pas offert un exemplaire des Fragments. J’aurais peut-être dû. Qui sait ? Si tous les euro-enthousiastes avait lu une fois dans leur vie ce simple constat tiré des Fragments, « On ne raisonne pas un délire. Il tombe. », peut-être que de salutaires chutes vers le réel auraient eu lieu et que nous n’en serions pas là ?

Au Danemark, depuis le 3 décembre, on se pose la même question. Que veut-dire le non ? Couleur locale, ça donne « Hvad mener den danske nej ? », mais ça revient au même. Sauf que, ce coup-ci, la question a un peu plus de sens. On a demandé aux Danois de répondre par un seul « oui ou non » à une liste de vingt-deux propositions – pas moins. Il n’est pas tout à fait absurde de penser que nos vikings du Sud, depuis longtemps évangélisés, n’étaient pas nécessairement opposés à la politique commune en matière de lutte contre le trafic d’être humains – et même les plus europhobes d’entre eux. Ni à l’idée que puissent être arrêtés chez eux et sur mandat européen, quelques trafiquants bulgaro-roumains. Ici ou là, de méchantes langues murmurent même, qu’européennes ou non, ces mesures expéditives contre des individus qui n’ont pas tout à fait assimilé l’art de vivre danois, seraient plutôt bien vues.

Alors, qu’est-ce qui a coincé ?

D’abord, la méthode. Celle qu’en France, Michel Rocard appela « le fusil à tirer dans les coins ». Le coup du billard à deux ou trois bandes. Comme nous le détaillions ici, le texte soumis à approbation référendaire portait à la fois sur un ensemble d’adhésions à des politiques européennes communes (comme la lutte contre la cybercriminalité et autres sujets consensuels), et sur une révision de l’exemption danoise prévue par le traité de Lisbonne. Si le oui l’avait emporté, le parlement aurait pu, à la majorité simple, adopter des politiques supranationales. En clair, les partis de gouvernement, pro-européens, à savoir le Venstre à droite et les Sociaux-démocrates à gauche, auraient pu, à l’avenir, s’entendre au nom de l’intérêt supérieur européen et cela, sans avoir à passer par l’épreuve référendaire. Et pour être encore plus clair, cette UMPS danoise aurait pu imposer une future politique migratoire commune dont les Danois ne veulent à aucun prix. Avec le non, ils persistent et signent.

Pire : ils ont eu le sentiment qu’on se servait du 13 novembre pour les prendre, eux, en otage.

En effet, parmi les vingt-deux propositions soumises à une seule approbation, figurait celle concernant la participation du Danemark à la réforme d’Europol. Si personne n’a osé parler de divine surprise (un très large sentiment de compassion a parcouru la société danoise), nombreux sont ceux qui, dans le camp du oui, ont eu ce murmure gourmand : avec les attentats de Paris, les Danois ne pourraient dire non à un texte prévoyant, entre autres, la participation du Danemark à une Europol réformée et supranationale. Mal engagée, l’affaire du 3 décembre, reprenait des couleurs. Nos morts et leurs bourreaux avaient rebattu les cartes au Nord.

Les tenants du non, parti du Peuple danois (Dansk folkepartiet, qualifié de populiste), l’Alliance libérale et la Liste unitaire (Enhedslisten, rouges-verts) ont alors inlassablement dénoncé l’amalgame entre la question d’Europol – qui peut faire l’objet d’un accord à part (qualifié d’accord parallèle) – et la transformation de l’exemption danoise en adhésion dite « à la carte » qui aurait permis aux partis pro-européens d’éviter de futurs référendums. Le parti du Peuple danois et ses alliés de circonstances ont été sur ce point entendus par une majorité d’électeurs. La manœuvre européenne n’est pas passée.

Au delà, on constate enfin un changement de ton depuis le non du 3 décembre. Il est désormais clair pour une majorité de commentateurs et de décideurs qu’on ne saurait imposer une politique européenne dont, de sondages en référendums, les Danois ne veulent pas. L’Europe apparaît à ces derniers pour ce qu’elle est : pas seulement inefficace, mais dangereuse – les crises de l’Euro et des migrants ont eu raison de la vision et du rêve européens. Les élites vont donc devoir se coltiner le réel plutôt que de rêver à un avenir radieux. Ce sera bobonne Gert plutôt que Melinda. Ami de l’exception scandinave, je ne suis pas certain qu’ils perdent au change.

Quelques mois après son esclandre, mon ami Éric déclina une invitation pour un week-end en mer. Motif : « J’emmène les enfants au parc Astérix. Avec Nicolette… Je suis rentré à la maison. » Un « C’est bien. » m’échappa. « Au fait, merci pour le livre, il m’a aidé à surmonter la crise. »

De rien, vieux, on est tous passés par là.

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