Je suis Paula

Un rappel au désordre.

Dans une autre vie, je serai Pascale Clark. Oui, j’aimerais bien moi aussi avoir le verbe haut, l’émotion de circonstances et des certitudes en béton armé. Mais surtout pouvoir jouir avec le pouvoir, sans rien perdre des intonations, des indignations et courages auto-proclamés de l’éternelle opposante.

Car moi aussi, voyez-vous, j’aimerais ne pas savoir, et en faire profession. Ne pas comprendre ce qui nous arrive, ce qui nous est tombé dessus, et vouer aux enfers tous ceux qui tenteraient de m’avertir.

J’aimerais par exemple ne pas savoir qu’un certain Ebrahim Said a envoyé la semaine dernière au weekendavisen.dk (l’équivalent danois du J.D.D), un billet dans lequel lequel il expliquait que si certaines femmes se faisaient violer, c’était de leur faute, et qu’elles devaient leur malheur à une tenue provocante. Si elles avaient porté le hijeb, rien ne leur serait arrivé. Viol ou voile, les danoises étaient invitées à choisir. On sait depuis longtemps que de nombreux conseils ont le goût de l’intimidation et de la menace, et les Danoises ne s’y sont pas trompées qui, dans un bel élan, ont troqué ce week-end la perceuse contre le clavier pour répondre à leur indélicat-mais-malgré-tout-concitoyen. Sur internet, ce fut en effet un beau tollé, et depuis l’article a disparu des pages du weekendavisen.dk (on peut en revanche trouver l’excellente réponse du Dr Day Poulsen dans les pages opinions du Berlingske).

Oh, j’avais déjà entendu cela, le coup du « elles l’ont bien cherché », et pas seulement du côté des cités d’aujourd’hui – dans la Picardie de mon enfance, ça se murmurait entre hommes, dans un nuage de Gitanes, au Café du commerce, là où, gamin, j’allais m’acheter, avec la monnaie du pain, un paquet de chewing-gums. A l’époque, toutefois, cela restait un propos vaguement honteux, et personne ne l’aurait publié. Le vent des idées n’allait pas dans ce sens.

Cette Picardie de mon enfance, je l’ai justement retrouvée sur une photo prise pourtant très loin de là, à Brondby strand, au sud de Copenhague. Cette photo illustre en pages intérieures le livre de Paula Larrain, I morgen skal vi hjem (« Demain, on rentre à la maison », édité il y a quelques années aux éditions Lindhardt og Ringhof), livre dans lequel l’ex-présentatrice du JT danois racontait son parcours de fille d’exilés chiliens ayant réussi dans la société qui donna asile à ses parents. Sur cette photo, on voit la mère de Paula Larrain entourée de ses deux petites filles. Elles vont, dans un joyeux désordre, vers leur tout nouveau chez-elles, un immeuble érigé au milieu d’herbes folles et dont la façade est encore de béton nu.

C’est gris et vert, comme une ZUP de Picardie fraîchement bâtie en lisière de la ville. C’était ailleurs, et pourtant à mes yeux si familier.

Sur la photo, la mère de Paula Larrain porte les mêmes pantalons pattes-d’eph’ que portaient ma propre mère. Fuchsia. Avec en haut, un boléro à fleurs noué juste assez haut pour qu’apparaisse un tout petit peu de peau – assez pour qu’Ebrahim Said se sentisse autorisé à l’importuner ? En tout cas, la photo est belle comme ces années : 1974-75.

Mais il faut revenir un tout petit peu sur l’histoire de Paula Larrain pour saisir à quel point cette photo raconte une époque – et par contraste, la nôtre.

Le père de la journaliste était militaire. Ayant refusé de participer au putsch de septembre 73 contre Allende, il était soupçonné d’être non seulement un partisan du régime précédent, mais aussi un traitre au sein de l’armée. Le chargé d’affaires danois en poste à Santiago l’exfiltra à temps vers Copenhague, lui évitant une probable disparition (comme cela avait été le cas pour d’autres officiers non-putschistes).

Quand elle arrive au Danemark, la mère de Paula Larrain est donc une épouse d’officier, un femme au foyer qui avait suivi son mari de casernes en casernes, noué probablement la cravate de son époux après lui avoir servi le café, n’avait jamais travaillé, et portait jupe sage et col sobre. Elle élevait ses deux petites filles, lorsque survint la catastrophe et l’exil.

Dans son livre, Paula Larrain évoque, avec des mots tendres et justes, le choc culturel ressenti par sa mère qui, découvre, par exemple, les féministes danoises brandissant leurs soutiens-gorge lors de manifestations monstres.

Ce qui justement frappe dans cette photo de Brondby strand, prise seulement quelques mois après l’arrivée des Larrain en Scandinavie, c’est que la mère de Paula a déjà troqué ses jupes « très comme il faut », pour une tenue « dans le vent », comme on disait alors. En quelques semaines, elle s’est adaptée. Elle a pris cette liberté nouvelle comme une chance, une occasion de se découvrir autre, et de se découvrir tout court, voire très court.

Dans les années 70, le fracas du monde pouvait bien exposer des familles aux douleurs de l’exil. En adoptant les codes du pays d’accueil, chacun pouvait également s’emparer de cette belle liberté qui régnait en Europe. Si l’immigration était une chance, elle l’était d’abord pour les immigré-e-s eux-mêmes.

Il se dit aujourd’hui que tous ceux qui s’opposent aux exigences de l’Islam militant ne formeraient qu’une voix unique, celle d’un « rappel à l’ordre », pour reprendre l’expression de Daniel Lindenberg.

Si j’en juge par les réactions si nombreuses qu’a provoqué Ebrahim Said au Danemark, il s’agirait plutôt d’un rappel au désordre. D’une revendication renouvelée de ce droit si chèrement et si follement acquis de disposer de son corps. D’un refus d’obtempérer face à la menace mâle. Et si rappel à l’ordre il y a, il nous vient des barbus, de leurs fatwas et de leurs conseils prodigués, c’est là le paradoxe, au nom de la sacro-sainte ytringsfrihed, la liberté d’expression danoise.

Déjà prise en étau par ses deux grands voisins, l’Allemagne et la Suède, la petite nation danoise qui paya déjà si cher, en 1815 et 1864, sa passion française, n’entend pas, en plus, se faire dicter sa conduite vestimentaire et morale, par des nouveaux-venus dont Paula Larrain, elle-même fille d’étrangers, rappela lors d’une campagne électorale en faveur des Konservative qu’ils avaient envers leur pays d’accueil une dette et quelques devoirs. J’ajouterai : celui de respecter le droit de nos mères, en France ou au Danemark, à porter les intemporels boléros à fleurs et pantalons pattes d’eph’ – si elles le veulent, quand elles le veulent.

Je disais en introduction ma mélancolie de ne pas être Pascale Clark. J’avais tort. Dans une autre vie, je serai plutôt Paula Larrain.

Et même, en termes très 7-janvier-15, je peux déjà l’affirmer : « je suis Paula. »

PS, pour ceux qui comprennent le danois ou le castillan (ou veulent voir le visage de Paula Larrain), ce court interview disponible sur YouTube, en danois, ou en espagnol.

1 comment for “Je suis Paula

  1. Anne-Marie Soulier
    6 novembre 2015 at 17 h 50 min

    Merci, Monsieur ! Je suis de la génération Carnaby Street, mini-jupe et roses fluo, et “de mon temps”, disaient les dames aux chapeaux verts… eh bien de mon temps, je l’ai entendu plus d’une fois ce commentaire que les filles violées “l’avaient bien cherché” – y compris de la part des hommes qu’on aimait, pères, frères ou copains de fac. “Z’avaient qu’à pas !” Le voile était invisible, mais on voit bien qu’il n’est jamais loin.
    Merci pour ce très bel article, pour Paula, et contre Pascale C….

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