Un café avec Merete

Vivre en paix plutôt que vivre ensemble ?

Sorti d’une projection du film L’hermine*, j’avais encore la tête peuplée de sa présence, de son regard – vaillant et bienveillant. La persistance rétinienne se prolongeait en rêverie sentimentale et sensuelle. J’avais beau être sorti de la salle et marcher dans la rue, il n’y avait qu’elle : l’actrice danoise Sidse Babett Knudsen.

Au carrefour des boulevards Richard-Lenoir et Voltaire, je la rencontrai, recueillie comme tant d’autres devant les fleurs, les bougies, les messages, les drapeaux. Elle était là, parlant danois dans la foule.

Enfin, non, ce n’était pas elle. Mais presque. Plus blonde, plus typiske skandinav, mais le même regard clair, droit, doux et fort. Elle s’appelait Merete et non Sidse. Elle avait refusé d’annuler son escapade parisienne, prévue de longue date, et voulait, maintenant qu’elle était dans notre ville, se recueillir un instant près du Bataclan et partager, avec son compagnon, notre malheur.

Aussi simplement que nous l’aurions fait au Danemark, nous avons commencé à discuter et c’est elle (ah les Danoises !) qui eut l’initiative de proposer que nous partagions un café. Elle voulait savoir. Je racontai le peu que j’avais vu le soir même, et l’immensité de ce que j’avais ressenti après et qui ne me lâchait pas. Et puis nous avons évoqué la suite, la traque des terroristes, les expulsions « d’imams prêcheurs d’une haine venue tout droit de l’enfer » pour reprendre l’expression révoltée, et qui date de plus de vingt ans, de Khalida Messaoudi.

Un moment, je lui demandai si, comme je l’avais lu dans la presse danoise, les événements de Paris allaient favoriser le camp du Oui au référendum du 3 décembre. Il porte sur l’adhésion du Danemark au volet « Justice et affaires intérieures » du traité de Lisbonne, et l’un des enjeux est la participation pleine et entière du Danemark à Europol. Elle me répondit « Peut-être, mais pas moi. » Elle votera Non. Elle le répèta en danois, comme pour appuyer son refus : « Nej ! » Et quand j’évoquai la nécessaire coopération des polices européennes, elle m’expliqua que celle-ci pourrait faire l’objet d’un accord à part. Je reconnaissais l’argument de l’Alliance Libérale et du Parti du peuple danois.

Je perçus alors dans son regard, dans la brusque tension de son corps, un léger frémissement de colère. « Pourquoi renoncer à nos libertés ? Si la société multiculturelle exige un état policier pour ne pas exploser, peut-être pouvons remettre en cause cette société… » Son compagnon précisa : « Si on me force à choisir entre l’hospitalité et la liberté, entre le flerekulturell et la paix, je choisis la liberté et la paix. »

Je n’y avais pas pensé. Préoccupé par le laisser-faire français, j’étais plutôt satisfait de voir mon gouvernement prendre enfin le diable par les cornes. J’étais prêt, comme on le répète à l’envi, à sacrifier une partie de ma liberté pour lutter contre la menace djihadiste. Et je l’avoue : tant que le karcher ne sera pas passé, je veux bien ouvrir mon sac avant de monter dans le train. Mais que cette menace fût en partie contingente d’un choix en faveur d’une société multiculturelle, d’un choix que nous n’avions justement pas fait, d’un choix dont, de Paris à Copenhague, nous étions sommés d’être fiers, d’un choix dont, dans le même mouvement, on nous dit qu’il est notre destin (pas à une contradiction près, l’antiracisme se veut fier de l’inéluctable), voilà qui m’avait échappé.

J’avais bien sûr quelques nostalgies – cette maladie dont, en haut-lieu, on nous assure qu’elle est la pire chose. Mais de là à revenir en arrière…

Devant Merete et son compagnon, je me suis alors souvenu de mon premier séjour au Danemark. De mes hôtes très « prolo-réglos » qui ne comprenaient pas que je veuille un cadenas pour le vélo qu’ils me prêtaient. « Qui donc volerait un vélo ? » se demandaient-ils. Devant notre café parisien, Merete précisa en haussant les sourcils : « Tu sais que maintenant, à Copenhague, j’en mets deux ? »

Alors, je lui ai raconté.

Enfant, j’habitais avenue du 8 mai 45 à Beauvais. Notre quartier était neuf. Je l’avais vu pousser. C’était une ZUP, on l’appellerait plus tard une cité. Le 8 mai 45, cela avait un sens : pendant la guerre, la ville avait été incendiée par les Allemands et notre quartier serait bâti là où, pendant vingt ans, il y avait eu des baraquements pour loger ceux que la guerre avait délogés et rendu misérables.

Dans la cage d’escalier de mon immeuble du 8 mai, Madame Lopez faisait amoureusement pousser un philodendron et chacun en prenait soin. Quand le facteur voyait les enfants, il n’avait pas à s’enfuir et, bien que les boîtes aux lettres fussent en bon état, il n’hésitait pas à nous donner le courrier que nous porterions directement qui aux Legrand, qui aux Delacourt. Entre gosses, on se disputait l’honneur de monter les commissions de Madame Toubiana qui nous gratifiait d’un « merci mon fils » qui nous remuait d’autant plus qu’elle n’en avait justement pas. Et quand, de la fenêtre, les parents nous appelaient alors que nous jouions en bas, nous laissions le vélo, posé négligemment sur l’herbe. Un autre monde est possible, s’exclame le Front de Gauche. Je sais, je m’en souviens, et celui du Front de Gauche ne ressemble pas au mien.

Un jour, au 8 mai, je suis descendu de l’appartement pour ranger mon vélo. Il avait disparu. Je l’ai retrouvé une heure après, dans un fossé. Vandalisé. Détruit. Ce n’était que le tout début d’une lente catastrophe.

Quelques mois plus tard, pour certains quelques années, nous sommes partis. Nous avons quitté la ZUP. Nous avons dû choisir entre subir le vandalisme et la violence, ou céder la place. Les Delacourt, les Prévôt, les Legrand, madame Toubiana. Et les Lopez enfin. Tous. Il n’y a plus eu de philodendron dans la cage d’escalier.

Un jour, mais quarante ans plus tard et à Paris, je suis à nouveau descendu de mon appartement. J’ai retrouvé mon quartier vandalisé, détruit, martyrisé. Comme le vélo de mon enfance. Par les mêmes. Et j’ajoutai, med vrede i stemmen… avec de la colère dans la voix : « Je ne partirai pas cette fois. Je ne céderai pas. Ce n’est pas nous qui partirons.»

Je le dis à Merete. Elle me regarde droit dans les yeux. Elle me prend la main. C’est merveilleux. Comme dans le film.

 

 

*L’hermine, film de Christian Vincent, avec Fabrice Lucchini et Sidse Babett Knudsen. Je suis extrêmement réservé sur les représentations des gens du nord de la France que ce film met en scène.

3 comments for “Un café avec Merete

  1. Point
    23 novembre 2015 at 20 h 28 min

    J’aime vos textes. Merci.
    Juste un bémol : vous semblez découvrir que notre liberté se trouve amoindrie après les attentats sur…
    Pourquoi certains d’entre nous (en tout cas moi) auraient parié n’importe quoi que la SEULE chose qui changerait après le 13 novembre serait des mesures allant dans le sens d’un état toujours plus policier, toujours plus Big Brother ?
    Il faut évidemment mettre en place ces mesures, comme il faut combattre l’islamisme (à commencer par celui qui explose dans nos banlieues et nos prisons), il faut nommer les choses, il faut éradiquer les nœuds de vipère, etc. etc.
    Mais, au final, n’était-ce pas précisément là qu’ON voulait nous emmener ??? D’où vient ce malaise, cette petite voix qui susurre que tout ça est voulu, que tous les paramètres de notre guerre civile à venir sont les mêmes que ceux des guerres qui ont fait des centaines de milliers de morts là-bas, au Moyen-Orient ? Pourquoi cette sensation qu’au final, tout est affaire de matière première, le pétrole et l’eau ?
    Olivier

  2. Olivier Prévôt
    24 novembre 2015 at 9 h 26 min

    Merci Olivier.
    Je suis dans l’ensemble plus sensible à l’autonomie de l’idéologie qu’à l’explication matérialiste (que, bien sûr, je ne balaie pas d’un revers de la main).
    Ce que je “découvre” (et ne feins pas de découvrir), c’est l’impossibilité du “vivre-ensemble”. Et en tout cas, pas à n’importe quel prix. Nous avions cru faire une place à l’autre, nous découvrons que l’autre ne l’entendait pas de cette oreille, et que, peut-être, cette place que nous avions cru faire était seulement une retraite de nos propres territoires.
    C’est aussi l’intérêt du genre “chroniques”. Ne pas écrire à partir d’un savoir déjà établi, mais de perceptions en mouvement, de glissements.
    Bien à vous,
    O.P

  3. ERIC
    8 avril 2016 at 14 h 49 min

    Bonjour,

    Très joli texte, sans outrances mais clair… je viens de découvrir votre site par le biais de Causeur et c’est fort intéressant.

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