On se souvient en France de la série d’agressions au couteau et à la voiture-bélier qui avait précédé les terribles journées des 5, 6, et 7 janvier 2015.
Le parti de l’aveuglement, alors soutenu par la quasi-totalité des médias, ne voulait voir dans ces premiers événements qu’une « suite malheureuse d’actes isolés commis par des déséquilibrés », pour reprendre la terminologie obligatoire du moment, et surtout pas la transformation de l’inimitié du quotidien en spectaculaire djihad. Les crimes de janvier tranchèrent un débat qui, de toutes façons, n’avait eu qu’à peine lieu, tant était fort, fin décembre 2014, le désir de ne rien comprendre, de ne rien voir, de ne pas s’alarmer et de réveillonner en paix. Comme l’ensemble de nos compatriotes, nous eûmes trop de chagrin et de colère au début de l’année suivante pour entonner le refrain du « On vous l’avait bien dit. »
Fort de cette expérience française, il nous faut aujourd’hui le reconnaître : en Suède, l’attaque du groupe scolaire de Trollhättan du 22 octobre, qui a fait deux morts et deux blessés parmi le personnel éducatif et les élèves, et qui a suivi de quelques heures les incendies volontaires des foyers de migrants de Munkedal et Perstorp (deux localités de Scanie) ne peut être réduite, comme on le fit en France, au déséquilibre de son auteur. Même si, à l’heure où nous écrivons, il n’existe aucun lien organisationnel prouvé entre les trois affaires de cette semaine, elles visent toutes les trois les immigrés de ce pays.
Il se passe bien quelque chose en Suède, mais quoi ?
Revenons d’abord aux faits.
Deux incendies criminels nocturnes ont eu lieu en Scanie cette semaine. Ils visaient des foyers pour migrants. Si le foyer de Perstorp était encore en chantier, celui de Munkedal était en activité et a dû être évacué en pleine nuit. Il n’est guère besoin d’être un antiraciste patenté pour être saisi de colère à l’idée que ses occupants aient eu à traverser la ville froide, chassés de la sorte d’un lieu qu’ils avaient pu croire paisible, couverture sur les épaules, laissant dans la hâte leurs maigres biens (ce moment de réalité doit aussi être dit). Au total, et sous réserve de nouveaux événements inconnus de nous, le nombre de foyers incendiés en Suède s’élève aujourd’hui à seize depuis le début de l’année.
Dans la journée du jeudi 22 octobre, Anton Lundin Pettersson, 21 ans, s’est introduit dans le groupe scolaire de Trollhättan, armé d’un sabre et d’un couteau. Là, le jeune homme s’est attaqué à la fois au personnel enseignant et aux élèves, choisissant ses victimes, selon la police suédoise, parmi les personnes d’origine étrangère. Le bilan est actuellement de deux morts et de deux blessés. L’agresseur a été abattu par la police. Il aurait été connu des services de renseignement pour ses sympathies néo-nazies.
Comme la France, la Suède dispose dans ses médias de nombreux « spécialistes de l’extrême-droite » qui ne manquent pas de faire allègrement le lien entre ces actes criminels et le parti qui en serait à l’origine : les Démocrates-Suédois. L’amalgame à la Scandinave (mais est-ce une spécialité nordique ?) consiste à établir un lien, d’abord entre l’opposition D.S à l’immigration de masse et un discours-de-haine-relayé-par-les-médias-sociaux, puis entre ce discours de haine (bien réel – je l’ai moi-même lu, vu, entendu) et les heures les plus sombres de la neutralité suédoise (pro-nazie, également bien réelle), puis, entre ce passé qui ne passe pas et les crimes précédemment évoqués. Puis, temps de parole oblige, on s’autorise, joyeux et tranquille, la transitivité : si A entraîne B et que B entraîne C, alors A entraîne C.
Ainsi Daniel Poolh, journaliste au magazine Expo (un genre d’Inrocks suédois dont le slogan est Expo utmanar intoleransen, Expo lutte contre l’intolérance) déclarait jeudi matin, soit avant l’attaque du groupe scolaire : « La plupart de ces crimes haineux ne sont pas directement imputables à des membres de groupes d’extrême-droite, mais a des gens qui ont adopté leurs idées et points de vue ». Son collègue du journal du soir, Aftonbladet, est encore un peu plus clair : « Les Démocrates-Suédois ont depuis longtemps répandu une vision apocalyptique de l’immigration. » On reconnaîtra sans peine le fameux « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère… C’est donc quelqu’un des tiens » de la fable de la Fontaine – comme quoi, pour reprendre la chanson, si les loups ont envahi la Scanie, ils ne sont pas nécessairement là où l’on croit…
Comme le remarque le journaliste danois Bent Winther (mais n’est-ce pas un vœu pieux d’un collègue de la peu puritaine Copenhague où l’on a toujours parlé plus librement de ces choses-là ?), il arrive que s’élaborent d’autres analyses, rappelant comme nous l’avions fait l’absence de débat en Suède sur ces questions.
Ainsi, le journaliste danois aurait entendu le commentaire suivant (et qui demeure anonyme…) : « Qu’il n’y ait absolument aucune place pour la critique de la politique migratoire peut conduire certains à de très graves crimes », Berlingske Tidende, 20/10/2015). En d’autres termes, à force de criminaliser une partie de l’opinion, il n’est pas impossible que cette opinion choisisse le crime pour s’exprimer en dernier recours. Pourquoi pas ? L’analyse a la rassurante rationalité de la physique des fluides. Plus on comprime un gaz, plus on a de chance de voir céder les points d’étanchéité les plus faibles. Ainsi la pression idéologique aura été telle que les personnes les plus instables psychologiquement auront basculé. Dans l’irrationalité du crime.
Habitant Paris, la ville de Michel Foucault (qui s’était senti très incompris à Uppsala), de Lacan ou de Leclaire, je m’autoriserai un pas de côté. Et si le passage à l’acte criminel de quelques-uns était à la fois un acte individuel délirant, et un acte politique, c’est-à-dire inscrit dans la névrose collective de la cité ? On se souvient en effet que Françoise Dolto rappelait qu’il fallait toujours deux générations de névrosés pour faire un psychotique. Peut-être faut-il deux générations d’antiracistes pour faire un néo-nazi. Allons plus loin : peut-être faut-il le désir inconscient des uns pour que surgisse le passage à l’acte de l’autre.
J’ai toujours été frappé par la constance avec laquelle les milieux de la gauche suédoise pouvaient à la fois brocarder l’ambivalence et la complaisance pro-nazies et l’antisémitisme de la Suède des années 30 et 40, en dénoncer constamment les possibles résurgences, et dans le même temps se vautrer dans l’antisionisme le plus simplificateur, le plus systématique, le plus unilatéral. Un soir que je me fâchais à ce sujet avec mon interlocuteur, je fus saisi d’un doute : et si derrière la dénonciation si véhémente, si démonstrative et compulsionnelle du nazisme supposé de la société suédoise des années 30, se dissimulait une nostalgie non pas de la lumière, mais de ces temps obscurs ? De la phobie à l’addiction, il n’y a souvent dans les familles que l’espace d’une génération, et l’une ne nie pas l’autre – elle ne fait que prolonger l’inlassable désir.
Il est ainsi possible de lire l’obsédant antiracisme de la presse suédoise, les références constantes dans la littérature de ce pays à la tache pro-nazie de l’histoire suédoise, l’intimidation permanente de toute dissidence, systématiquement renvoyée à un fascisme supposé de l’interlocuteur, non pas comme un interdit sagement posé, mais comme une demande subliminale, transférentielle, inconsciente, faite au déviant pour qu’il accomplisse dans la solitude de sa folie, le désir nié.
Ce que nous pouvons entendre de l’omniprésente et obsédante campagne en faveur de l’immigration, alors même que de toute évidence les capacités d’accueil de la Suède sont arrivées à saturation, ce n’est pas nécessairement un acte de foi, un Olivier Prévôt consensus conscient, mais plutôt, pour reprendre l’expression du psychanalyste Harold Searles, l’effort pour rendre l’autre fou.
Bonjour, vous mettez sur le même plan antiracistes et néo-nazis. C’est quand même un peu fort de café ! Sans vouloir vous offenser, je serais tentée de vous renvoyer la balle : et si c’était vous qui essayiez de nous rendre fous…
@ Léa
Je ne sais si l’hypothèse en question est fondée. Elle est audacieuse, mais pas invraisemblable pour qui a un minimum de connaissance des ressorts humains primitifs (plus largement répandus qu’on ne croit).
Qu’il y ait quelque chose de pathologique (donc suspect) dans l’antiracisme virulent (trop) de certains, et même de beaucoup parmi les “antifas” militants, ne me parait en revanche que trop évident (je ne parle pas là des personnes originaires des ex-colonies). Par conséquent le rapprochement avec les néo-nazis (autre pathologie mentale), un peu excessif peut-être, n’est pas si paradoxal que vous croyez.
à Léa
Je crois que vous devriez relire l’article. Je ne mets pas sur le même plan les uns et les autres. Je dis juste qu’ils font partie de la même société, qu’ils partagent la même histoire, et que des liens ne sont pas à exclure.
Je n’essaye pas de vous rendre folle, mais je m’efforce de donner à penser avec ma propre pensée… On appelle cela, chère Léa, du débat.
“Je dis juste qu’ils font partie de la même société, qu’ils partagent la même histoire, et que des liens ne sont pas à exclure.”
Il est vrai que parfois les rôles sont bien distribués dans les familles dont un seul membre est “fou”.
Le bouc émissaire n’est pas forcément “l’étranger”, il est souvent celui (même en interne) à qui on fait “endosser” les mauvais instincts cachés (et même inconscients) des autres, par projection de ceux-ci sur celui-là. Mais c’est un mécanisme dont ne sont pas exempts les “antifas” fanatiques, et qu’on peut “subodorer” (si on est un peu perspicace) dès que l’on constate l’excès irrationnel, compulsif, voire hystérique, de certains “purs et durs”. Après, le mimétisme omni-présent fait le reste…
Candide, je souscris à 100 %.