Le progressisme suédois n’est plus que bleus et bosses.
Mon neveu Jérémie n’a pas toujours été ce grand gaillard qui arpente les sommets alpins dès qu’il quitte son laboratoire de recherche. Il devait être haut comme trois pommes quand, à la table familiale qui nous réunit chaque été en Provence, il déclara « Olivier, lui, il rit en danois. » Une heure auparavant, le gamin m’avait entendu discuter au téléphone à moitié en anglais et à moitié en danois, et j’avais éclaté de rire. D’un rire danois, donc. À la suite de cette déclaration étonnante, et passé notre incompréhension première, nous fîmes assaut de rires étrangers : l’une rit en espagnol, l’autre en hébreu, le troisième en amazighe. Il ne manquait plus que le chinois et nous aurions pu jouer un pré-make de Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ? L’expression est restée et, chaque été, il se trouve l’un d’entre nous pour rappeler que oui, je ris en danois.
Enfin, soyons précis : depuis le début de l’année, je ris avec les Danois. En douce, mes potes de Zélande trouvent tout cela, cette avalanche de réalités qui s’abat sur le voisin suédois, assez « morsomt », assez drôle : leur grand voisin vertueux (et comme tout bon moraliste, très rétif à la psychanalyse) vérifie presque quotidiennement la phrase de Lacan : « Le réel, c’est quand on se cogne. » À cet égard, les Suédois et leurs ligues de vertu politico-médiatiques ne sont plus que bleus et bosses. Je sais, ce n’est pas morsomt. C’est même très moche de rire du malheur idéologique d’un voisin contre lequel s’acharne un réel si longtemps méprisé. Mais ça fait du bien !
Les Danois ont tout de même quelques excuses. Comme le rappelait, avec un rien de cruauté contenue, l’excellent Henrik Day Poulsen, dans un article du 6 janvier, la presse suédoise, a traité quotidiennement ses voisins d’êtres « antipathiques, inhumains et incapables de solidarité » (pas moins) depuis que le Danemark a refusé d’être également envahi par la marée migratoire. On sait bien, en France, comment les champions de la tolérance et de la bienveillance traitent ceux qui ne partagent pas toutes leurs opinions. On ne s’étonnera pas qu’une vague rancune puisse s’instaurer : les insultés savourent la justice immanente du réel. Une pluie de sauterelles s’est abattue sur l’orgueilleux progressisme suédois, et cela n’est pas sans ravir les méprisés d’hier. J’ai pu le vérifier personnellement.
Mes amis Kaï et Amir, courtiers à Copenhague, passent régulièrement quelques jours à Paris pour raisons professionnelles. Nous dînons au Pyrénées-Cévennes de la rue de la Folie-Méricourt, ce qui les change un peu du quartier Drouot et de son atmosphère vaguement corpo. Peu enclins à la revendication gay – rien ne les assomme plus que ces exigences bruyantes et ces accusations définitives, brutales, liées à la théorie du genre – ils sont en revanche particulièrement avertis du vent mauvais homophobe que les islamistes sèment en Europe. Selon Amir, qui a grandi en périphérie d’Odense, si les islamistes attaquent de préférence les homosexuels et les Juifs, c’est qu’il s’agit là des deux portes de la citadelle Europe qui, pour des raisons peu avouables, seront les moins défendues par l’ensemble de la population. Pour eux, une fois la brèche définitivement ouverte, ce sera 1453 – la prise de Constantinople par les Ottomans qui, dans les populations grecques et vénitiennes, n’a pas laissé que de bons souvenirs. Ils sont vigilants, toujours. Pessimistes, parfois. Drôles, souvent. J’admire cette manière d’être tout à la fois lucide, vulnérable et pourtant légère comme un vin pétillant.
Immanquablement nous parlons de cela, de ce qui nous pend tous au bout du nez, à nous les gays. À Paris, à Copenhague et ailleurs. Avec eux, je me sens européen, c’est-à-dire également menacé.
Passé l’inévitable foie gras du Pyrénées-Cévennes (qui, à leurs yeux, justifierait à lui seul un voyage à Paris), mes amis égrènent, dans un demi-sourire, le long chapelet du malheur suédois de ce début d’année : dispositif d’accueil des migrants submergé, ce qui a amené les autorités suédoises à rétablir le contrôle aux frontières (alors que ces mêmes contrôles, dans quelques nations syldaves traversées par la crue, faisaient hurler les Suédois au scandale humanitaire) ; révélations de crimes et délits commis par des migrants pourtant parés dans la presse de toutes les vertus chrétiennes d’un Joseph-et-Marie-fuyant-Hérode, et last but not least, mise au grand jour d’un véritable système de dissimulation de tout fait divers pouvant nuire à l’image des migrants dans l’opinion (toute divulgation d’information, même sous forme d’agrégats statistiques, étant réputée nuire aux enquêtes et donc classées secrètes, c’est le désormais célèbre « code 291 » révélé par le quotidien suédois Dagens Nyheter). Non seulement les migrants ne sont pas tous des anges – ils ont un sexe, demandez au femmes violées ou importunées de Kalmar et Stockholm – mais la glorieuse démocratie progressiste, si bavarde sur sa transparence exemplaire, a été prise en flagrant délit de dissimulation. « De qui ont peur les autorités suédoises ? », me demande Kaï, « des terroristes infiltrés ? Des délinquants juvéniles endurcis par l’exode ? Pas du tout ! Les autorités de Stockholm ne craignent que l’honnête travailleur suédois qu’elles font mine de célébrer du matin au soir ! Cette affaire de code 291, c’est Edward Gierek tremblant devant les chantiers navals de Gdansk : la peur et la défiance d’un pouvoir qui sait qu’il a trahi les intérêts essentiels du peuple. » Quand on sait de quelle manière les événements de Pologne ont été vécus par les Scandinaves en 1980, on mesure la portée de l’accusation !
J’interroge alors mes amis sur les relations entre Suédois et Danois. « Paradoxalement, avoir eu raison avant eux nous nuit. Il nous en veulent d’autant plus. Les Suédois ne sont pas prêts à lâcher leur sentiment de supériorité morale. » Amir, dans une attitude très camp, redresse le torse et fait un geste de la main, très « noblesse oblige ».
Je leur raconte alors ce que j’ai lu dans un commentaire sur le Berlingske : une lectrice qui affirme avoir vendu sa résidence d’été en Suède dont elle ne supportait plus l’atmosphère de révolution culturelle permanente (même Fifi Brindacier est passée au banc des accusées de la justice féministe) et qui a préféré acquérir une maison en France, près de Cahors. « Il y a encore 62 millions de Français non-musulmans », justifie-t-elle à la fin de son commentaire– passant sous silence le fait qu’il y a peut-être deux ou trois autres bonnes raisons d’aimer la France.
Amir me répond dans un danois très souverain, très reine Margreth suggérant qu’on lui passe le sel, « To-og-tres ? Er det ikke lidt optimistisk ?. Soixante-deux ? Ce n’est pas un peu optimiste ? ».
J’ai eu beau rire en danois, mon cœur français s’est un peu serré.