Tant de romanesque se dégage du Gardien de mon frère (Min broders vogter, Leif Davidsen) que, sur ma lancée, je serais tenté d’ajouter que c’est une belle histoire, en référence à la chanson. Mais je n’irai pas jusque-là, sans doute pas complètement persuadé que le romanesque, même servi par le talent d’un auteur de renom, suffise tout à fait à faire un bon roman.
Un roman viril
Disons en tout cas que Le Gardien de mon frère est un roman viril. Il en a les thèmes, et l’élan.
La guerre, les grands conflits idéologiques, la rapacité des hommes, la violence, le mensonge, la sincérité, l’héroïsme, la lâcheté, l’amour, le désir, l’action, les sentiments, tout y est. Trop, sans doute.
Enfin de l’aventure !, me répliqueront peut-être des lecteurs qui, lassés des considérations nombrilistes de nos auteurs nationaux les plus en vue, se tournent avec bonheur vers les rives plus stimulantes de la littérature scandinave actuelle. Une histoire, une vraie histoire qui trouve sa source dans la grande Histoire – celle d’une Guerre d’Espagne dont tant des nôtres (dont je suis) sont les lointains enfants – et qui nous transporte, jusqu’à nous donner le tournis, d’un pays à l’autre : Danemark, Allemagne, France, Espagne, Russie. Un personnage principal qui est un homme, un vrai, qui sait se battre, désirer et séduire, et qui, pardon, se nomme Magnus…
L’argument de départ – Magnus est chargé de retrouver son cadet, Mads, un jeune poète danois engagé dans les Brigades Internationales, dans une Espagne dévastée par la guerre civile – est assez vite expédié au profit d’une improbable course au trésor et d’un amour fou, également peu convaincant, pour une photographe soviétique chargée par l’agence Tass de couvrir le conflit. C’est évidemment dommage, car les réticences initiales du héros à s’engager dans cette quête du frère perdu, son ambivalence foncière vis-à-vis de la violence, le contraste entre l’arrivisme contraint de l’aîné et l’idéalisme flamboyant du cadet, entre l’instinct de vie du premier et la pulsion de mort du second, constituaient un beau point de départ, et pas seulement un prétexte.
Un authentique souffle narratif
Viril, ce roman dégage une indiscutable puissance narrative et descriptive. Si écrire, c’est embrasser, disons que Leif Davidsen sait faire, et embrasse bien – les paysages si intensément vus, les villes qu’on respirerait presque, une Espagne âcre, inquiétante et désolée ; les situations, tel ce bombardement d’Albacete dont on se demande en tournant la page, fasciné, si l’auteur ne l’a pas vécu lui-même tant la geste littéraire est ici aussi ample que précise, et nous transporte vers l’horreur avec une rare efficacité.
Mais de viril à « lourd », il y a un pas que, malheureusement, l’auteur franchit trop souvent. Leif Davidsen, plus à l’aise avec les lieux, les circonstances et le déroulé d’une action, qu’avec la psychologie, ne peut s’empêcher surligner, souligner, expliquer, expliciter, clarifier… alors que nous avions envie de deviner, ressentir, supposer, croire et rêver. Leif Davidsen veut sans doute trop maîtriser son sujet, l’acte d’écrire et les idées qui naîtront de notre lecture. De même que c’est l’étreinte qui fait l’amant, ce sont les situations qui dévoilent, sculptent et éclairent les personnages. Or, l’auteur parsème trop souvent son récit de commentaires, quasi-didascalies saugrenues, comme une voix-off à l’usage des mal-comprenants (tel ce savoureux « Pour toujours, les non-dits resteraient des non-dits » de la page 42).
De l’image au cliché, il n’y a également qu’un pas, trop souvent franchi. La moustache du taxi Français sent l’ail, le serveur a une tenue élimée, la paëlla est divine, l’américain n’en a que pour l’argent, la femme aimée en temps de guerre s’appelle, je vous le donne en mille, Irina… Mais c’est peut-être là un mauvais procès que je fais à l’auteur et toute narration singulière passe aussi par des lieux communs. Admettons.
L’actualité de l’Histoire ?
Alors, toutes ces critiques émises, que reste-t-il ?
Leif Davidsen a écrit un vaste roman historique. De Barcelone à Moscou, comme s’il se mettait dans les pas d’un Nordahl Grieg♦ (mais avec la lucidité politique d’un Vassili Grossman), Leif Davidsen interroge le Danemark, sa naïveté généreuse comme son opportunisme mercantile, sa brutalité et sa retenue. Davidsen le fait soixante-dix ans après les évènements décrits, et on serait tenté de lui rappeler que l’auteur de Le monde doit rester jeune, comme celui de Vie et destin, ont été l’un comme l’autre d’authentiques combattants, ayant payé au prix fort le risque et le droit de se tromper, mais aussi d’avoir eu raison, chacun à sa manière, dans un « seul contre tous » qui résonne encore, tragiquement, dans nos souvenirs.
En d’autres termes, face à la tentation si évidente d’une morale anachronique, lapidaire et majoritaire, ce fameux « les-deux-totalitarismes » qui encadre notre pensée historique européenne, et anesthésie nos capacités critiques, on a envie de se souvenir qu’on ne doit pas donner trop de leçons à l’histoire, si l’on veut garder quelque chance de tirer des leçons de l’histoire.
Mais est-ce de cela qu’il s’agit réellement ? À travers le précédent historique, Leif Davidsen, ne porte-t-il pas, sinon une réflexion (Le gardien de mon frère n’est pas un roman à thèse), du moins une inquiétude et une interrogation sur l’Europe face aux nouveaux dangers qui ne cessent de se préciser ? Certes Le gardien de mon frère a été écrit avant le déclenchement de la guerre civile en Syrie et le départ d’un millier de jeunes danois musulmans pour le Djihad. Et pourtant, chacun au Danemark ne se demande-t-il pas aujourd’hui ce qu’il convient de faire face à la montée de ces périls ? Cette inquiétude face à l’engagement et ses conséquences, on la retrouve par exemple chez la cinéaste danoise, Susane Bier, dont l’un des films s’intitule… Brødre, justement.
Au début du Gardien de mon frère, le médecin-chef demande : « Pourquoi faut-il que les danois se mêlent de la politique mondiale ? ». À travers ce héros qui, à contre-cœur mais inexorablement, s’engage, le livre tout entier semble répondre : parce qu’on n’échappe pas aux défis du monde.
Le gardien de mon frère, de Leif Davidsen, aux éditions Gaïa. Traduction de Monique Christiansen. 24 euros.
♦Nous évoquions longuement le parcours de Nordahl Grieg dans le numéro 1 de L’esprit de Narvik.