Intelligente, nuancée, sensible, Angelique Umugwaneza est aujourd’hui – son nom ne l’indique pas – danoise. Docteur en sciences politiques, elle est spécialiste des questions africaines. Mais l’auteure des Enfants du Rwanda, revient de loin, de très loin – du cœur des ténèbres, pour reprendre le titre de la nouvelle de Conrad qui se situe elle aussi dans l’immensité hostile des forêts du Congo.
Angelique Umugwaneza n’avait en effet que treize ans en 1994, lorsqu’elle a fui le Rwanda avec sa mère, ses frères et sa sœur. Dans la panique qui avait saisi la population face à l’avancée du Front Patriotique Rwandais, des centaines de milliers de civils ont ainsi suivi les troupes en déroute du pouvoir hutu. Ces civils étaient loin d’avoir tous du sang sur les mains, mais ils craignaient la vengeance aveugle des vainqueurs. Civils et militaires hutus se sont alors entassés dans les camps de réfugiés du Zaïre voisin (devenu depuis RDC), certains, comme Goma ou Bukavu, tristement célèbres. Là, on le sait moins, ces réfugiés ont été attaqués, puis pourchassés sans relâche des années durant, par l’armée rwandaise et ses alliés, les troupes rebelles de Kabila. Cette gigantesque chasse à l’homme contre les exilés hutus provoqua un interminable exode à travers l’Afrique centrale : 2000 km parcourus à pieds et dans la terreur d’une attaque des bandes armées – la cohorte de plus en plus misérable franchissant forêts, marais et fleuves, se nourrissant de racines et buvant parfois les gouttes de rosée ou l’eau des flaques, les corps, privés de toute hygiène et de tout soin, infestés de poux. Beaucoup périrent en chemin, malades ou à bout de force, s’abandonnant eux-mêmes le long de la route, un dernier souffle sur le bas-côté – milliers de corps gisant à même le sol. Par miracle, Angelique a survécu et réussi à rejoindre la Centrafrique. Là, sept ans après le début de son exode, elle a finalement obtenu un visa de réfugiée pour le Danemark. Dans l’épreuve, Angelique Umugwaneza avait perdu sa mère et son frère aîné. Le temps d’un récit, elle a accepté de revenir sur ce passé.
Les Enfants du Rwanda a pour premier mérite de faire mentir l’adage selon lequel seuls les vainqueurs écrivent l’histoire. Le livre nous rappelle aussi que, quelle que soit l’immensité du crime commis par le pouvoir hutu, il ne saurait y avoir culpabilité collective, frappant indistinctement toute une population. Ecrit au ras de l’expérience humaine, le livre est exempt de toute envolée lyrique, de toute considération savante, et même de tout pathos. Il décrit faits et situations, leur enchaînement tragique, et quand un sentiment s’exprime, c’est avec le ton presque naïf de l’enfant qu’était, à cette époque, Angelique Umugwaneza. Cette capacité à renouer avec la voix de la toute jeune fille d’alors signe, dans un paradoxe apparent, la grande maturité de l’auteure. Angelique Umugwaneza est capable d’un tel retour : simple et désarmé, sans autre convocation que le souvenir. C’est pour nous, lecteurs, l’occasion unique de savoir ce qui s’est passé dans ces forêts du fleuve Congo, et de le savoir à hauteur d’homme.
Dans ce sauve-qui-peut tragique, certains ont fait preuve, ici et là, de bonté : un enfant perdu dont on a cherché les parents, le propriétaire d’une couverture ou d’une bâche qui a accepté de partager son abri le temps d’une nuit, des pygmées rencontrés en chemin qui offrirent à manger aux fuyards affamés. Mais l’humanité de ce livre est d’abord de ne pas faire l’économie des situations inhumaines. Angelique se souvient de ces moments terribles où elle a dû se sauver d’abord, elle, quitte à laisser en chemin un être cher, ou un gosse rencontré ici ou là et dont elle avait pitié. L’auteure ne s’invente aucun héroïsme, aucune sainteté – elle demeure fragile, donc humaine, dans des situations qui ne l’étaient pas. Partant, elle nous permet, sinon de comprendre tout à fait (comment pourrions-nous ?), du moins de nous approcher d’une réalité à la limite de l’impensable. Par ses mots simples et son refus de trahir l’enfant qu’elle était, Angelique Umugwaneza touche à mains nues la réalité de notre condition commune.
Les Enfants du Rwanda, Angelique Umugwanza et Peder Fuglsang, traduit du danois par Inès Jorgensen, éditions Gaïa, 336 pp, 22 €
Voir aussi le site de l'éditeur, l'interview à RFI, l'article du JDD