La femme d’un seul homme, de Wilhelm Moberg

Publié pour la première fois en 1933 en Suède, La Femme d’un seul homme de Wilhelm Moberg est d’abord le récit d’une passion amoureuse qui surgit, saisit et unit… un homme et une femme. En cela, le roman de Moberg est largement intemporel. Il oppose l’amour fou de deux êtres, leur besoin de demeurer l’un à l’autre, aux contraintes de la vie en société et de ses interdits – parmi lesquels l’antique commandement « tu ne convoiteras pas la femme d’autrui » prohibant l’adultère.

Un jour d’été, en effet, Håkan, paysan pauvre et célibataire du nord de la Suède observe à son insu Märit, jeune mariée nouvellement établie dans le village de Hägerbäck, alors que celle-ci lave du linge au bord d’une rivière. Dès cette première image, qui n’est pas encore une rencontre, le jeune homme nourrira pour Märit un désir obsédant. La paix avait fui son âme, qu’un trouble intérieur consumait, conclut l’auteur à l’issue de la scène. Quand elle découvrira plus tard les signes de cette passion, la jeune femme, encore inconsciente du plaisir charnel que son époux légitime ne lui donne pas, sera d’abord troublée, puis elle s’abandonnera à cet amant, nourrissant pour lui une passion réciproque… Et dangereuse, tant l’adultère, dans cette société puritaine, expose alors aux pires punitions.

La narration, polyphonique mais épurée, très claire, d’un beau style classique, nous plonge dans un véritable suspens qui va crescendo au fur et à mesure que la situation de Håkan et Märit se fragilise dans le village, et que le secret de leur amour s’ébruite, d’indiscrétions en jalousies : la passion des deux amants va-t-elle alors entraîner leur chute ou précipiter leur libération, non seulement des conventions sociales qui régissent la vie rurale, mais aussi, et c’est lié, de l’oppression économique dont ils sont, l’un comme l’autre, les victimes ? Car c’est l’une des grandes forces du récit de Moberg : le désir sexuel, son accomplissement, l’amour que deux êtres se portent et d’autre part la libération tant économique que morale que cet amour permet (voire impose aux deux protagonistes) ne sont ici que les multiples facettes d’une seule et même nécessité vitale – secouer le joug de règles sociales qui transforment l’existence en chemin de servitude, à l’image de ces bêtes de somme castrées que conduit Håkan pour labourer son champ. Même si le récit fait la part belle à des personnages secondaires dont l’évocation critique et tout de même attendrie dresse par touches successives le portrait d’une communauté paysanne, le roman de Wilhelm Moberg est plus libertarien que strictement prolétarien. Le conflit de classes n’est que l’un des aspects de l’oppression dont sont victimes les villageois, eux-mêmes partagés entre solidarités et surveillances des uns envers les autres, bonté et frustrations, bienveillance et malveillance. Les héros sont ceux qui s’échappent, pas ceux qui transforment le monde.

 

Si l’on admet que toute littérature fait écho à ce qui l’a précédée, on pourra faire l’hypothèse suivante : les motifs ruraux et moraux de Wilhelm Moberg ne sont guère éloignés de ceux d’Alphonse Daudet, notamment L’Arlésienne et La chèvre de monsieur Seguin, mais au pessimisme profondément conservateur du français répond la foi ardente du suédois en la capacité de l’homme à se libérer de ses chaînes. A l’inverse, on pourra considérer La Lettre à Helga, de l’islandais Bergsveinn Birgisson (éditions Zulma) comme une variation mélancolique du thème initial de Moberg. Ce ne sont là que deux hypothèses de lecture qui n’en excluent pas d’autres plus pertinentes (la passion amoureuse et la tentation de la liberté sont deux ressorts majeurs du genre romanesque, les situer au cœur de la vie villageoise est sans doute plus original), mais elles permettent, par comparaisons réciproques, de mettre en perspectives les œuvres citées, et d’apprécier la spécificité morale et idéologique de ce roman, de ce point de vue très moderne : l’affranchissement de l’individu des règles sociales qui l’oppriment, que celles-ci soient d’ordre économique (créanciers, fisc, paysans riches) ou d’ordre moral (loi, église).

 

Dernier point : la très élégante traduction de Marguerite Gay, son classicisme érudit donnent d’autant plus de valeurs à de rares mais saisissantes audaces, tel cet usage intransitif du verbe caresser. On serait tenté de dire, encore ébloui, qu’une telle invention littéraire et linguistique, un tel hommage à ce geste qui signe notre humanité désirante, justifiaient à eux seuls une aussi belle lecture.

 

La femme d’un seul homme de Wilhelm Moberg, traduit du suédois par Marguerite Gay, éditions L’Elan, 202 p. 19 euros

 

 

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