Empathie féminine : le corps en alerte

En Norvège, le taux d’arrêts-maladie est presque deux fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes. 4 % chez les uns, 7,5 % parmi les autres. Spécialiste des questions de genre, la chercheuse Ulla-Britt Lilleaas tente de comprendre cette anomalie statistique.

L’enfer ce n’est pas les autres, c’est le réel. Tandis qu’avec une belle énergie, le progressiste s’acharne à le faire coïncider avec l’idéal, à en modifier les représentations, à en traquer toutes les déviances, à le réglementer et, mieux encore, à le pénaliser, le réel s’obstine et va parfois jusqu’à mettre les pieds dans le plat.

Ainsi, au détour de ma lecture de l’excellente revue norvégienne Arr, consacrée ce trimestre aux problématiques de santé, j’apprends qu’au pays de la likestilling, de l’égalité des sexes, le taux d’arrêt-maladie est presque deux fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes. 4 % chez ces derniers, 7,5 % parmi le sexe féminin.

En Norvège où, d’une part, on a déployé une belle énergie à promouvoir l’égalité des sexes, et où, d’autre part, on assigne aux statistiques officielles un rôle plus descriptif que moralisateur (on serait bien en peine de disposer aussi facilement de tels chiffres en France), cette différence flagrante fait l’objet d’une débat récurrent. Comment se fait-il qu’en l’absence de toute explication médicale rationnelle et en dépit de tous les dispositifs visant à assurer la « dégenrisation » de la société (dont la délicieuse « pappapermisjon » que l’on doit traduire un peu tristement par « congé de paternité »), les faits s’obstinent à ne pas rapprocher les comportements féminins et masculins ? De plus, au fur et à mesure que le taux global d’arrêts-maladie baisse, le phénomène tend à s’amplifier. Devant pareille statistique et après avoir épuisé toutes les hypothèses, les chercheurs en sciences sociales se trouvent aussi démunis qu’une poule découvrant un faux-col. Aussi, avec cette franchise impuissante et saine qui ravira les plus scandinophiles d’entre nous, un ministre déclara que c’était « tout simplement un mystère », fermant provisoirement le débat.

Voilà ce que nous rappelle, avec une pointe d’agacement tout féministe, la sociologue Ulla-Britt Lilleas, spécialiste des questions de genre au sein du laboratoire interdisciplinaire consacré à cette thématique à l’université d’Oslo, dans son article intitulé Kropslig beredskap for andre, que nous traduirons par Empathie féminine, le corps en alerte. Et justement, Ulla-Britt entend bien relancer le débat.

Ulla-Britt Lilleaas tord d’abord le cou à l’hypothèse d’un moindre investissement des femmes dans la vie professionnelle (hypothèse qui serait aujourd’hui contredite par l’appétence des femmes pour les études et les emplois hautement qualifiés), puis s’en prend plus longuement à ce que nous appellerons, ici, le cliché de la femme hystérique et la psychiatrisation de la plainte des femmes. Après avoir étudié un certain nombre de dossiers médicaux, rédigés par des médecins qualifiés de « tout-puissants », puis longuement auditionné les patientes en question, l’auteur en vient à la conclusion que le diagnostic de névrose hystérique, et de somatisation de la souffrance psychique, n’a été posé que parce que les médecins n’ont pas voulu entendre la détresse sociale de leurs patientes. Derrière la douleur au bras inexplicable, il n’y aurait que la solitude de la mère-célibataire soumise à la double pression professionnelle et domestique.

On reste ici un peu pantois devant ce qui nous apparaît en filigrane comme le schéma foucaldien d’une autorité médicale jouissant sans entrave de son pouvoir d’hystériser les dominées, et on objectera trois choses : d’abord, ce n’est pas parce que la souffrance a une origine psychique qu’elle est imaginaire (entendre l’hystérie, c’est entendre la souffrance de la patiente hystérique) ; on ajoutera ensuite qu’un travail thérapeutique pourrait avoir sur la situation concrète de ces femmes des retombées positives, en libérant notamment une énergie sociale qu’une névrose pouvait jusqu’à présent limiter. Enfin, il est clair que la charge antipsychiatrique de l’auteur aurait été beaucoup plus convaincante s’il apparaissait que les hommes ayant de bonnes situations sociales n’étaient jamais invités à soigner les maux de leur corps avec les mots de leur âme. Mais est-ce le cas ?

Avec une bravoure qui inspire le respect (car il nous semble qu’elle travaille ici, en tant que chercheuse et qu’exploratrice, « sans filet », entre les intuitions et les tâtonnements d’une recherche encore en mouvement), Ulla-Britt expose dans la dernière partie de son exposé sa propre interprétation du phénomène de sur-médicalisation des Norvégiennes : celles-ci seraient toujours aux avant-postes du soin que l’on prodigue à l’autre, qu’il soit l’enfant, le compagnon ou le parent âgé, et cela se traduirait, dans un phénomène à la fois physique et psychique, dans leurs corps – un stress quotidien, 24h/24, dans une quasi-constante sollicitation physique et mentale. Vigie en alerte permanente du bien-être des autres (alors que l’homme se serait construit dans sa virilité par le déni de sa souffrance physique), les femmes seraient aussi les premières à consulter le médecin et à se soigner (en d’autres termes : c’est plus une sous-médicalisation des hommes qui aboutirait à ce différentiel entre hommes et femmes dans les arrêts-maladie). La nettement plus forte prévalence des arrêts-maladie chez les femmes ne serait le signe d’aucune faiblesse particulière, mais au contraire celui d’une force, d’une force qui fait face au réel de la vie : merveilleuse mère veilleuse, serons-nous tentés d’ajouter en référence au fameux jeu de mot de Françoise Dolto et Jacques Lacan.

Même si l’on n’est pas dupe de l’idéalisation de la femme dans l’élaboration de cette hypothèse, et de sa forte dimension culturelle (la femme rempart du foyer norvégien, et le soin à l’autre comme élaboration d’un néo-matriarcat), on se dit : Pourquoi pas ? Et l’on se prend alors à rêver au passionnant débat qui pourrait avoir lieu sur ce sujet entre Elisabeth Badinter et Ulla-Britt Lilleaas… On imagine volontiers ce que l’auteur de L’amour en plus et de XY, de l’identité masculine aurait eu à dire de ces propositions, certes une construction culturelle mais sans doute une construction féconde et éclairante.

 

Olivier Prévôt

2 comments for “Empathie féminine : le corps en alerte

  1. Lea
    21 octobre 2015 at 13 h 38 min

    Même pour une femme, la féminisation de la société scandinave a quelque chose de vaguement inquiétant. Il faut aussi des PERES !

  2. 26 octobre 2015 at 13 h 08 min

    Et si la clé était tout simplement que la meilleure place pour une femme c’est quand même, malgré tout, dans son foyer ? C’est basique mais pas du tout abaissant pour la femme épouse et mère ! J’en connais qui en sont très heureuses ! Il faudrait alors pousser l’enquête et voir parmi les femmes en arrêt-maladie combien sur des épouses avec enfants, combien sont des mère isolées qui ont choisi de divorcer, etc… A jouer ici comme ailleurs les apprenti-sorciers, on n’a pas fini de souffrir.

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