On voudrait éviter les superlatifs et l’emphase. Bannir les termes qui viennent spontanément aux lèvres : un livre majeur, un récit bouleversant. On voudrait éviter l’élan, échapper à la brusque indécence du « me voilà », au tambour battant de nos émotions. On voudrait garder le silence, et glisser simplement ce livre entre des mains amie. C’est cela : on voudrait pouvoir confier ce livre, précieux et fragile comme la vie elle-même, et son souvenir.
Une brève halte après Auschwitz est un récit, sans doute, mais de quoi, de qui ? Göran Rosenberg raconte l’histoire de son père, Dawid Rozenberg1, juif polonais qui a survécu à la Shoah (ghetto de Lódź, camp d’Auschwitz et ses satellites industriels) et qui a tenté, après la Libération, de refaire sa vie en Suède, fondant une famille dans la petite ville de Södertälje, y exerçant un emploi, avant de plonger dans une grave dépression et de se suicider dans un lac. Les années d’enfance de l’auteur ne furent dans le parcours de son père que le temps d’une brève halte, une survie d’une petite quinzaine d’années. Et de fait, le récit de ces années suédoises n’est pas, à proprement parler, séparé des épreuves de la guerre. Il s’inscrit dans la continuité de l’existence de Dawid Rosenberg où ce qui suit n’est pas tout à fait « après » – les événements se superposent sans s’abolir, l’absolue césure, objective, historique, géographique, ne fait paradoxalement que renforcer la permanence subjective des années de terreur. Pour Dawid Rozenberg, le projet d’un bonheur suédois se fracasse contre le statut, permanent, de survivant – une survie, elle, très provisoire.
Cette histoire en elle-même vaudrait d’être lue, notamment par tous ceux qui ont choisi de faire leur ce sanglot d’épouvante qui étreint le soldat américain découvrant Dawid Rozenbergt et son frère Natek, à la libération du camp, et tous ceux qui se sentent concernés par la question de la réparation, longuement et très finement évoquée, sans doute centrale2.
Mais le livre vaut également d’être lu et relu parce qu’il est écrit par un fils3, un fils qui a su trouver non pas la « juste distance » comme on pourrait paresseusement le penser, mais plutôt la juste place. De distance, précisément, il n’y a pas. Göran Rosenberg, dans ce récit en tout cas, est intégralement l’enfant de cette histoire. Il a vis-à-vis de son père une empathie immédiate et totale – Göran est Rosenberg, au nom de tout le sien si l’on peut dire. La force de l’auteur aura été, passé soixante ans, de retrouver l’enfant en lui, le fils, c’est-à-dire que l’affection tendre, émue, inconditionnelle pour ce père qui fut maltraité ne déborde pas. Elle passe au contraire par une retenue, une pudeur, une altérité, un respect qui se retrouvent dans la sobriété du style, la ponctuation du souvenir par des oublis et des incertitudes de l’auteur (« Je ne sais rien de plus sur les trois hommes qui… »), l’usage de termes génériques, tels « l’Enfant » ou « le Lieu ». Tout n’est pas dit. Ou plutôt, tout est dit mais tout est, tout doit être vêtu, ou revêtu.
Proche et prochain, sans cesser d’être un autre, voilà l’expérience filiale – tel nous semble aussi le témoignage de ce livre. En cela, Une brève halte après Auschwitz s’adresse à tous ceux qui ont eu à aimer un père.
Une brève halte après Auschwitz, de Göran Rosenberg, traduit du suédois par Anna Gibson, éditions du Seuil, 23 euros.
1. Nous adoptons l’orthographe polonaise du patronyme de Dawid, et l’orthographe suédoise de celui de Göran.
2. Nous reviendrons sur ce livre dans le numéro d’automne de L’esprit de Narvik, notamment sur la question de la réparation de l’irréparable (et sur un plan historique, et sur un plan psycho-analytique).
3. Nous rattachons de ce point de vue Brève halte après Auschwitz au très beau livre de Marcel Cohen, Sur la scène intérieure (éditions Gallimard).
L’émission de France Culture qui a fait découvrir Une brève halte à l’écrivain Thierry Poncet (qui nous a lui-même recommandé l’émission et le livre, etc.) :