La conversion n’est pas que l’assujettissement qu’elle proclame, c’est d’abord et au contraire un accaparement fantasmatique, par le converti, de l’espace mental de l’autre, de ses objets d’amour, de crainte et de désir.
Je me souviens d’un temps où la presse norvégienne, côté nouvelles intérieures, n’avait pas grand-chose à dire. Une inondation consécutive à un brutal redoux dans le Finnmark et qui n’avait fait que quelques dégâts matériels dans une usine de transformation du saumon pouvait occuper la une. Un bel éditorial, pleine page, sur la nécessité de protéger l’appareil industriel contre les risques naturels nous invitait à réfléchir à notre responsabilité collective. « Le développement des régions les plus septentrionales du pays est à ce prix », concluait-on sobrement.
Aujourd’hui, on n’a plus vraiment le temps de s’intéresser à l’appareil productif dans les coopératives piscicoles victimes d’intempéries. On a, depuis cette époque, recomposé le peuple. Ça occupe. Et pas seulement les esprits.
Pas un jour, en effet, sans que les mille variations sur le thème de l’islam n’accaparent la presse norvégienne. De ce point de vue et pour Noël, on nous aura tout fait. Scandale de ces habitants du quartier huppé de Montebello (nord-ouest d’Oslo) qui ne se réjouissent pas de l’ouverture prochaine d’un centre d’accueil pour mille migrants. Certains auraient osé, nous dit-on, parler d’invasion. Pathétique défense du « citoyen d’Oslo de l’année » (prix décerné par les lecteurs du quotidien Aftenposten), Mohsan Raja, après que celui-ci a utilisé son quart d’heure de célébrité pour rappeler que non, trois fois non, l’islam ne saurait tolérer l’homosexualité (il l’assure, il n’éprouve aucune haine contre les homofil). Et bien sûr, le calvaire des migrantes violées par des policiers syldaves qui nous démontre une fois de plus que, question comm’, nous avons, en face, encore quelques leçons à prendre.
Je croyais avoir tout lu quand, sirotant mon latte à la kaffebrenneriet, je tombai sur une magnifique confession publique publiée par l’hebdomadaire Morgenbladet. L’écrivain islamo-critique Ole Jørgen Anfindsen faisait son coming-out. Il serait en passe de se convertir. À l’islam. J’ai cru à un poisson d’avril en décembre, mais non, c’est sérieux.
Après avoir reconnu, coquet, que la nouvelle pouvait surprendre ceux qui l’avait lu (un peu) et entendu (beaucoup) sur le thème de l’islam, danger-pour-nos-démocraties, ce brave Ole se faisait un plaisir de s’expliquer. Voilà : ses positions islamo-critiques l’avaient amené à discuter avec des amis musulmans, et peu à peu, il avait compris qu’il avait beaucoup à apprendre d’eux. Dans un attendrissant démenti, Ole déclarait qu’il « n’avait courbé le dos ni devant l’islam, ni devant ses amis musulmans ». Là où l’on toucha au sublime, c’est lorsque l’auteur de cette confession précisa qu’il était depuis un chrétien musulman, et non un musulman chrétien (ne confondons pas !), et qu’il était toujours préoccupé, très préoccupé, par le fondamentalisme. Last but not least, Ole Anfindsen, appelait à la rescousse le fransk-jødiske filosofen Emmanuel Levinas, rencontré à travers la lecture du livre d’un certain Oddbjørn Leirvik, Islamsk ettik (L’éthique musulmane).
M’étant moi-même penché, durant quelques années, sur les quatre volumes des Lectures talmudiques (qui ne sont pas un éloge de l’esprit de conversion), j’ai alors pris, en pensée, ce brave Ole par le revers du col et lui ai déclaré avec une brutalité toute gauloise « tu fais ce que tu veux de ta vie, mais tu ne touches pas au fransk-jødiske filosofen. »
Non mais c’est vrai, quoi.
Et puis ma pensée a fait un saut, illogique en apparence. Je me suis souvenu de cet ex-joueur de l’équipe de France qui, pulsion scopique oblige, se serait, semble-t-il, beaucoup intéressé à la vie sexuelle (saisie en vidéo) de l’un de ses camarades de jeu, au point d’être aujourd’hui inquiété par la justice. Rien à voir, a priori. Sauf que lorsqu’on saute du coq à l’âne, il arrive que ce soit par humeur vagabonde, ou tout bonnement, parce qu’on est dans une jolie ferme du Poitou, et que le coq et l’âne y font bon ménage. Bref, que la libre association fasse sens, comme on dit chez les psys.
Mais revenons à Ole Anfindsen. On peut, bien sûr, prendre très au sérieux les discussions que notre écrivain islamo-critique, devenu depuis chrétien-musulman islamo-critique, a eues avec ses chers amis musulmans. Cela donne sans doute des choses très intéressantes :
– Crois tu que Jésus était un prophète ou un messie ?
– Issa, mon cher Ole, dans notre tradition, nous l’appelons Issa.
– Oui, donc crois-tu qu’Issa…?
On peut aussi ne pas être totalement dupe : derrière les grands mots, les grands débats, les positions et les postures, il y a souvent des réalités plus pulsionnelles.
Le narcissisme de la démarche d’Ole Jørgen Anfindsen me saute évidemment aux yeux. Confession publique à fort potentiel buzzique, besoin d’expliquer au grand jour ses convictions religieuses (c’est-à-dire plus que privées : intimes), volonté d’être l’un et l’autre et d’occuper tout l’espace du débat, ex-contradicteurs compris. Le diagnostic est évident.
Je suis sensible à un autre aspect de la conversion d’Ole Anfindsen. Il affirme n’avoir pas courbé le dos. Je le crois. Il ne s’est pas soumis. Je dirais plutôt qu’il s’est emparé de l’objet de l’autre. En adoptant la religion de ses ex-contradicteurs, l’écrivain islamo-critique a volé leur fétiche.
Il y a quelques années, j’ai lu que pour certains musulmans (qui faisaient preuve ici d’une grande lucidité), la conversion de certains Français de souche était pénible. Comme une dépossession. Et que certains réagissaient comme je l’avais fait moi-même quand Ole Anfindsen entendait récupérer à son profit le fransk-jødiske filosofen : sur le mode, violent et canin, du « Bas les pattes ! » La conversion n’est, en effet, pas que l’assujettissement qu’elle proclame, c’est d’abord et au contraire un accaparement fantasmatique, par le converti, de l’espace mental de l’autre, de ses objets d’amour, de crainte et de désir. Il s’agit, pour le converti, de venir à bout de l’altérité. En faisant mine d’assassiner sa propre différence, le converti tente d’en finir non avec lui-même, mais avec cet autre dont il fantasme la puissance.
Au fond, Ole Anfindsen a agi comme ce joueur de foot qui aurait volé la vidéo intime d’un camarade – nous y revoilà – et aurait, nous dit-on, cru tenir ce dernier en son pouvoir – l’autre devenant ainsi, grâce au vol du fétiche, magiquement – magnifique saillie, elle pleinement revendiquée – une tarlouze. En dérobant ton secret, j’ai dérobé ta puissance, tu n’es plus un mystère, tu n’es plus rien, tu es symboliquement mort, croit le voleur de l’objet de l’autre. Ole Anfindsen s’est ainsi approprié la religion de ses amis pour jouir fantasmatiquement d’une nouvelle puissance, celle qu’il prête à l’autre et dont, inconsciemment, il se croit lui-même privé. Fantasme homosexuel, vieux comme le monde. Derrière le frotti-frotta de la confrontation d’idées et d’un pseudo dialogue inter-religieux, peuvent se dissimuler convoitise, haine, désir et haine du désir. On se croyait au presbytère, on était au vestiaire.
Oui, dans les sociétés multiculturelles, on a pas fini de se toucher. Entre potes.