L’exemplarité ne guérit de rien.
Installé sur le lieu même de l’attentat qui ensanglanta Oslo en 2011 et qui fut suivi, quelques heures après, par le massacre des jeunes d’Utøya, le 22.juli-senteret n’est pas qu’un lieu de mémoire – voilà ce qu’on a pu lui reprocher ici.
Sobre, informatif, presque élégant dans son architecture intérieure, ce plateau d’environ 300 m² au pied de l’immeuble du Gouvernement est divisé en quatre parties : une petite pièce consacrée aux victimes où sont alignés les portraits des jeunes assassinés – portraits que les familles ont confiés aux autorités (certaines ont refusé, on voit alors, à la place, un rectangle blanc) ; un espace plus vaste dédié aux faits eux-mêmes, avec une chronologie précise et des pièces à conviction (le châssis de l’estafette piégée de Breivik, tordu par la violence de l’explosion, le cadran déchiqueté de l’horloge publique, une vitrine avec des objets appartenant aux victimes) ; une troisième salle retrace le procès de Breivik (avec preuves matérielles – tel le faux badge de police de l’accusé – photos de ce dernier, récit des séances du jugement, et même un panneau portant les propos de l’accusé justifiant ses actes, selon une défense de rupture) ; enfin un petit amphithéâtre accueille les groupes, scolaires principalement, pour la « diskusjon » qui suit la visite.
Arrivé de Paris le 4 décembre au soir, je m’étais rendu dès le lendemain sur ces lieux, aimanté par le besoin de confronter mon souvenir aux leurs. Comme si la mémoire douloureuse d’Oslo pouvaient, sinon panser la blessure du 13 novembre, du moins l’accompagner. Au fond, j’étais venu voir comment on fait. Comment on fait après. La jeune femme de l’accueil, après m’avoir demandé d’où je venais, m’avait jeté un regard immense et délicat en entendant « Paris ». Je m’étais senti moins seul. Jusqu’à ce que je découvre, en fin de visite, ce panneau qui donnait la parole à Breivik.
Le lendemain, je parlais de cette visite à Eirik Knoop, le photographe que nous avions accueilli pour l’exposition Strøk en 2014. Il m’informa que le 22.juli-senteret avait fait l’objet d’une « polémique ». Comme on connaît ses saints scandinaves, on les honore, et je traduisais in petto : quelques personnes ont émis une réflexion discordante, là où l’éternel consensus était attendu.
J’avais tort.
On s’est vraiment disputé à ce sujet, avec d’un côté les tenants d’un lieu de mémoire, intégralement dédié aux victimes, et de l’autre ceux qui souhaitaient que l’endroit fût consacré aux événements, dans leur déroulement objectif, de la préparation des attentats au procès, défense du terroriste comprise.
De France, la différence pourra peut-être sembler minime. Il faut alors se représenter ce que serait l’équivalent parisien du 22.juli-senteret : si l’on adoptait la même démarche que les Norvégiens, on pourrait lire dans quelques mois, au rez-de-chaussée du Bataclan, la justification du carnage par Salah Abdeslam lui-même. Il ne manquerait alors plus que le lieu fût racheté par une fondation qatarie (Anne et Nicolas, si vous me lisez…)
Qu’on ne s’y trompe évidemment pas : les deux camps partagent la même aversion pour les crimes de Breivik et personne, en Norvège, ne chante en sourdine la mélodie d’une société coupable – peut-être en eût-il été autrement s’il s’était agi d’attentats islamistes, mais qui sait ? Alors quelle mouche a donc piqué les autorités norvégiennes pour qu’elles se sentissent en devoir de tout exposer, y compris la justification des actes de Breivik par Breivik lui-même ?
J’écarte ici l’hypothèse perverse : donner la parole à l’assassin pour ruiner son discours anti-immigration. Telle construction serait une projection française (elle eut d’ailleurs cours, en France pendant les semaines qui suivirent le 22 juillet). Ici, les choses ne fonctionnent pas ainsi. Les Norvégiens sont francs du collier – jusqu’à la raideur.
Je crois en revanche que nous touchons ici à deux points essentiels de la culture norvégienne : la rétention de l’émotion et l’exemplarité.
Les sociétés scandinaves sont presque dépourvues de toute hystérie (ce qui les rend, à nous autres latins, à la fois si fascinantes et parfois si ennuyeuses). L’émotion, pour rester vraie et forte, doit demeurer contenue, comme une énergie potentielle qui menacerait de se déverser ; dès qu’elle s’exprime, dès qu’elle s’échappe, elle perd de sa puissance. Le récit des événements du 22 juillet devait donc être sobre, sans pathos ni violence des sentiments, pour être réellement aussi émouvant qu’ému.
L’autre fantasme scandinave consiste à être toujours meilleurs. Les crimes de Breivik furent abominables ? Raison de plus pour traiter ce sujet en toute impartialité. Que l’un fût odieux et criminel oblige les autres, victimes, à des trésors de rigueur morale. Dans cette perspective, si l’on évoque le procès Breivik, même en dehors du procès, même dans un mémorial, il faut aussi rendre compte de la défense de l’accusé – même quand celle-ci justifie l’injustifiable. C’est ainsi qu’on peut lire, sur les murs du 22.juli-senteret, la défense et la revendication de l’accusé.
Voilà pour l’exotisme septentrional.
Mais la Norvège n’est pas qu’au nord. Elle est aussi un Occident, c’est-à-dire, dans tous les sens du terme, « à l’ouest ». Nous autres, Français, partageons avec elle cet autre fantasme : ne pas être transformés par l’autre. Jens Stoltenberg (socialiste, à l’époque Premier ministre) le répéta sur tous les tons après la tragédie de juillet 2011 : la Norvège ne transigerait pas, ne changerait pas, serait fidèle à elle-même et à ses valeurs. Certains approuvèrent, d’autres admirèrent, rares sont ceux qui interrogèrent cette pourtant bien étrange ambition. Combien d’enfants devrons-nous perdre pour que, enfin ébranlés dans nos certitudes, nous ne soyons plus tout à fait les mêmes ? Dans son scrupuleux respect des droits de la défense, le 22.juli-senteret a poussé la logique jusqu’au délire. Car après tout, un mémorial n’est pas une cour d’assises, et chaque citoyen n’a pas les devoirs d’un juge (et c’est précisément pour cela qu’il en faut). Que venait faire la défense de Breivik à quelques mètres des portraits des victimes ? Était-ce vraiment ainsi que les valeurs norvégiennes devaient imperturbablement s’exprimer ?
En France aussi, les élections du 13 décembre ont montré que pour une majorité de Français, il est urgent que rien ne change, que rien ne change vraiment, et que, fidèles à nos valeurs plutôt qu’à nos expériences, des plus sanglantes aux plus anecdotiques, nos potes demeurent nos potes. Ce serait, dit-on, notre manière d’être forts. D’être même, voyez-vous ça ? les plus forts. Même pas peur, même pas mal…
Étrange narcissisme qui nous interdit d’être nous-mêmes des victimes quand d’autres, au contraire, ne sauraient être que des victimes. Étrange déni de l’impact que la douleur inflige au corps social. Étrange refus de l’Histoire dont les coups, pourtant, nous façonnent. Étrange superbe occidentale, qui, après avoir nié toute humanité à l’autre, la nie à elle-même en proscrivant sa propre souffrance, son droit à n’être, dans certains lieux et à certaines heures, que douleur.